Agriculteur en Alsace, Franck Sander est le Président de la CGB, la Confédération générale des planteurs de betteraves. Il est aussi administrateur de la coopérative sucrière Cristal Union. Il se livre sans détours sur la filière betteravière qui joue son avenir dans les prochaines années.
La Clé des Champs : Comment se porte la filière betteravière et sucrière depuis la fin des quotas européens en 2017 et dans un contexte de crise post Covid19 ?
Franck Sander : La filière est fragile. Avec la fin des quotas, on pensait pouvoir exporter partout mais la réalité du marché nous a rattrapés. D’une part, certains pays ont fortement augmenté leur production sans que ce ne soit prévisible. C’est le cas de la Thaïlande, de la Chine et de l’Inde notamment. D’autre part, on ne maîtrise pas le switch que le Brésil effectue entre l’éthanol et le sucre pour s’adapter au marché. Même si le Brésil est à des milliers de kilomètres de la France, ce switch a un impact significatif sur notre filière. Cette année, le Brésil risque de fortement augmenter sa production de sucre car le marché de l’éthanol est en chute libre à cause du Covid19. Face à cette mondialisation du marché sucrier, l’Union européenne se referme sur elle-même avec des politiques incohérentes et ne protège pas ses agriculteurs.
C’est-à-dire ?
Un seul exemple : au Brésil, 70 % des molécules phytosanitaires utilisées sont interdites en Europe. L’année dernière, je me suis rendu au Brésil pour assister à un congrès de planteurs de canne à sucre. J’y ai découvert un autre monde et son double discours. D’un côté, c’est une industrie hyper puissante et bien organisée. C’est une autre dimension. Les plantations sont très étendues, j’y ai vu des machines dernier cri comme on n’en n’a pas en Europe. Mais, de l’autre, les planteurs ne sont pas soumis aux mêmes règles environnementales que nous. Le Round Up est utilisé partout que ce soit pour désherber ou même accélérer la maturité des cannes. Il y a aussi une déforestation intensive et aucune rotation des cultures. Il faut le dire. Face à ça, l’Europe, la France doivent imposer les mêmes conditions de production pour les produits et les matières qui entrent en Europe. Pour l’instant nous luttons contre ce type de concurrence mais la menace d’un accord avec le Mercosur constitue une épée de Damoclès pour nos marchés du sucre et de l’éthanol.
Quelles sont les perspectives économiques pour la filière ?
Le Covid a conduit à une forte baisse du marché mondial du sucre et même de l’éthanol. Le fait que, depuis 2019, et encore en 2020, l’Europe soit redevenue importatrice de sucre a amorti le choc sur notre marché européen. Résultat : quand les prix du sucre ont craqué avec le Covid, il n’y a pas eu de panique même si cela a dégradé les perspectives de reprise. Aussi, la croissance de la demande d’alcools désinfectants a constitué une opportunité économique pour certains groupes industriels qui ont su réorienter leur production.
L’un des gros enjeux de la filière à court terme est lié au Brexit et aux perspectives d’accord commercial, ou non, entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Ce sont les 350 000 tonnes de sucre que nous exportons au Royaume-Uni qui pourraient se retrouver taxées du jour au lendemain. Cela nous préoccupe beaucoup car nous savons que les Britanniques négocieront en parallèle des accords douaniers et des exonérations avec leurs alliés du Commonwealth qui produisent du sucre.
Dans ce contexte incertain que propose la CGB pour protéger les planteurs ?
Pour protéger les planteurs des fortes variations de prix qui sont maintenant susceptibles d’arriver, la CGB veut développer l’utilisation des marchés à terme pour fixer les prix des betteraves un an à l’avance par exemple. Il nous faut être agiles pour essayer de profiter des opportunités de marché quand les prix se présentent.
Toujours pour protéger les agriculteurs et la filière betteravière, la CGB veut mettre en place un instrument de stabilisation des revenus. Très concrètement, la filière pourrait par exemple mettre 30 centimes d’euro par tonne de betterave de sa poche dans un fond qui serait financé par l’argent de la PAC (politique agricole commune). Ce fond serait libérable tous les deux ou trois ans et permettrait de gérer les crises les plus graves plutôt que de fermer des sucreries.
Dans quel état d’esprit sont les betteraviers français face au bouleversement de leur monde ?
Il y a un problème de contrat social entre la société et les agriculteurs. Les betteraviers s’interrogent sur l’ambition que l’on donne à notre agriculture. Entre une stratégie européenne Farm to fork (de la ferme à la fourchette) ou Biodiversité qui semblent inscrire l’agriculture dans une trajectoire de décroissance et la baisse du budget PAC programmé, comment redonne-t-on un cap à nos fermes alors qu’on leur demande une transition voire un choc dans leurs pratiques ?
Entre aléas de marché de plus en plus violents, stress climatique plus fréquents ou encore pression sanitaire/parasitaire de plus en plus forte et de moins en moins contrôlable, l’inquiétude est forte sur la capacité à dégager un revenu, seul levier pour investir dans la performance de nos fermes.
Les revenus sont au plus bas et la perte de quatre sucreries l’an dernier ne semble pas plus émouvoir que cela notre gouvernement. Alors, que faire ? La betterave est une culture fondamentale de beaucoup d’exploitations betteravières. La génétique continue de progresser. La culture a de nombreux atouts mais nos responsables doivent avoir en tête que les équilibres sont fragiles.
Tereos vient d’annoncer ses résultats pour l’année 2019. Après deux ans de disette, la coopérative renoue avec les bénéfices. Faut-il sabrer le champagne ou pensez-vous, comme on peut le lire sur Twitter, que ce bon résultat s’explique par une cession d’actifs salvatrice en Italie ?
Le dernier exercice fiscal est resté difficile pour l’ensemble des groupes sucriers européens. Mis à part Cosun aux Pays Bas, je ne connais pas de groupe sucrier qui ait dégagé de profits dans leur activité sucrière au sein de l’Union européenne.
Ce que l’on demande à nos sucriers, coopératifs en particulier, c’est de valoriser au mieux les apports des agriculteurs. Pour cela, il leur revient d’investir dans la performance de nos sucreries en optimisant les coûts de transformation et de gestion.
J’enfoncerai une autre porte ouverte en vous disant qu’on leur demande également de développer une capacité à valoriser au mieux, sur les différents marchés du sucre et de l’alcool, le sucre extrait de nos betteraves. Ce que je peux vous dire, c’est que pour 2019, le compte n’y est pas pour les agriculteurs et que, de manière inédite, nos coopératives vont moins bien rémunérer nos betteraves que les groupes privés.
C’est probablement la première fois mais cela constitue tout de même une alerte. L’ensemble des groupes, Tereos compris, annonce une meilleure conjoncture. Espérons que cela se traduise par de meilleurs prix de betteraves et la consolidation de nos entreprises auxquelles nous sommes attachés.
Que pensez-vous des fermetures d’usines qui frappent la filière : deux usines pour la coopérative Cristal Union et deux pour Saint-Louis Sucre qui appartient aux Allemands du groupe Sudzucker ?
C’est simple : l’Europe a restructuré et c’est la France qui a subi les fermetures d’usines en Europe. C’était la stratégie allemande pour protéger leurs usines en Allemagne. On a notamment perdu l’usine de Cagny qui n’aurait jamais dû fermer. Rendement, géographie, outil de production, c’était l’une des meilleures sucreries françaises. La CGB a organisé un plan de rachat des sucreries de Cagny et d’Eppeville, mais le groupe allemand n’en a eu cure et a poursuivi sur sa ligne de conduite.
Et pour les fermetures de Cristal Union ? Le cas de Toury génère pas mal d’agitation politique et médiatique ces derniers jours…
C’est différent. Pour les usines de Cristal Union, il y a le fond et la forme. Oui, il y a eu des problèmes de forme et Cristal Union n’a pas été correcte sur la forme, c’est-à-dire dans la façon dont ces fermetures ont été annoncées et gérées.
Mais sur le fond, d’un point de vue industriel, on peut l’entendre. Au sujet de Toury, il y avait trois usines Cristal Union au sud de Paris. Quand Toury a fermé, les betteraves qui y allaient ont été rapatriées sur Pithiviers et Corbeilles. Au final, on n’a pas eu de pertes de planteurs ou de surfaces.
Malheureusement, il n’en n’a pas été de même au sujet de la fermeture de Bourdon, près de Clermont-Ferrand. Après 200 ans, la culture de la betterave va s’arrêter dans la région avec des impacts collatéraux sur les filières semences ou même l’élevage au travers des pulpes.
Ces sucreries dont nous voyons fumer les cheminées depuis des dizaines voire des centaines d’années sont des biens précieux pour nos territoires. Une fois qu’elles ferment, il est difficile de revenir en arrière. A l’heure où on appelle à la souveraineté alimentaire et industrielle, il nous faut soutenir le développement de l’agroalimentaire dans nos campagnes.
Dans la Plaine, des planteurs mais aussi des syndicats de salariés de Cristal Union s’inquiètent que la coopérative pourrait fermer toutes ses usines au sud de Paris et rapatrier sa production en Champagne-Ardenne. Ce qui veut dire qu’après Toury pourrait venir le tour de Pithiviers et de Corbeilles qui sont des bastions betteraviers. Est-ce un risque réel ?
Je le répète, la situation pour notre filière est fragile. Et concrètement, notre capacité à gérer la jaunisse de la betterave ou même le charançon sera déterminante quant à l’avenir de notre secteur. Ensuite, on peut commencer à jouer à se faire peur. L’agriculture a-t-elle un avenir en France ? Souhaite-t-on réellement développer une industrie dans nos territoires ? L’économie française doit-elle uniquement se construire autour des services, de l’économie du numérique et être animée par des startupers vivant dans les métropoles ?
Nos réalités sont naturellement plus complexes et on entend que le Covid a déjà bousculé quelques idées préconçues. Mais pour revenir sur votre question quant au sud de Paris, le projet indiqué par le groupe Cristal Union est de saturer les deux sucreries restantes pour en assurer la pérennité.
Depuis 2016, on entend parler de différents projets de fusion/absorption entre les groupes sucriers. Qu’en pensez-vous ?
L’histoire de l’industrie sucrière est émaillée de projets de fusion/absorption. Il est souvent réducteur de penser que la taille est un facteur de performance. D’ailleurs, il me faut saluer le travail réalisé par nos deux dernières entreprises familiales, Lesaffre et Ouvré, qui prouvent que l’on peut être petit et continuer à œuvrer avec ambition pour son entreprise tout en permettant une rémunération avantageuse des agriculteurs.
En tant que coopérateur convaincu, je crois que ce capitalisme familial doit nous interroger sur sa performance et l’engagement fort au sein de nos territoires.
Mais pour revenir sur ces questions de fusion, je crois plutôt qu’il est temps que nos entreprises arrivent à développer des projets de collaboration. Pourquoi pas à l’export par exemple ? Ou même sur des sous-produits de la betterave ?
Les pucerons maintenant. Après un hiver doux qui a favorisé leur prolifération, c’est le sujet de préoccupation numéro un des betteraviers. Tous déplorent unanimement l’interdiction des néonicotinoïdes et craignent que la jaunisse virale ne fasse des ravages faute de traitements efficaces.
Si par malheur les agriculteurs qui ont tout bien fait perdent 30 % de leur rendement à cause des pucerons, on se trouvera dans une situation intenable. J’observe par ailleurs que douze pays européens, notamment à l’Est, ont encore obtenu pour 2020 des dérogations pour utiliser des néonicotinoïdes. Pas les agriculteurs français. Dans tous les pays betteraviers sans néonicotinoïdes, la situation est soit préoccupante, soit dramatique. Les pays proches aux hivers les plus doux comme l’Angleterre, la France ou les Pays-Bas connaissent tous les trois des situations plus que préoccupantes.
D’un côté, le gouvernement nous interdit d’utiliser des néonicotinoïdes ; de l’autre le Président de la République promet qu’il ne nous laissera pas sans solution. Très bien, alors que le gouvernement me dise ce que nous devons faire ! Car avant cinq ans, nous savons que la solution ne viendra pas de la génétique. D’ici là, il nous faut des solutions techniques et peut être même des systèmes d’indemnisation pour les agriculteurs en proie à des drames sanitaires sur leurs betteraves.
Dans un contexte incertain pour la filière, l’éthanol aurait pu représenter un espoir voire une bouée de sauvetage. Mais avec le Covid19, les cours ont plongé. Pire, l’éthanol est le grand oublié du plan gouvernemental de sauvegarde de la filière automobile. Ce dernier prône l’électrification du parc automobile et ignore les biocarburants qui sont pourtant des alternatives environnementales. Comment en est-on arrivé là ?
Au sujet de l’éthanol, la CGB a été à l’avant-garde du combat pour obtenir des clauses de sauvegarde au niveau européen permettant de protéger les prix et éviter d’être envahis par de l’éthanol en provenance des Etats-Unis ou du Brésil.
Concernant l’industrie automobile, pourquoi l’Etat n’encourage pas les constructeurs à développer des modèles flexfuel au travers du plan de relance qui va être prochainement mis en œuvre ? Et ce, alors que l’objectif d’une relance qui prenne en compte les aspects environnementaux est affiché. A ce titre, je tiens à remercier le Président de la Région Grand Est, Jean Rottner, qui proposera l’installation d’un boîtier de conversion flexfuel à seulement 1 €.
Lors du dernier Salon de l’Agriculture, la CGB a obtenu d’Emmanuel Macron la nomination d’un délégué interministériel pour la filière betteravière et sucrière. C’était fin février. Il n’est pas encore nommé ?
Cela devrait être assez imminent. Je sais qu’un à deux candidats devaient être encore vus et que le nom du délégué sera connu juste après. Il sera notamment chargé d’assurer la coordination entre les ministères de l’Agriculture, de l’Economie et des Finances, des Transports et surtout avec le ministère de l’Environnement avec lequel les relations sont compliquées. Considérant le contexte de la filière, sa nomination est plus qu’urgente.
Le 21 mai dernier, l’Europe a présenté ses propositions pour une agriculture plus verte. Ce Green Deal vous inquiète beaucoup…
Il y a deux choses au sujet du Green Deal : son contenu et la façon dont on va l’appliquer. Pour son contenu, le Green Deal, c’est 15 à 30 % de perte de compétitivité à l’hectare. Une folie. C’est aussi 10 % de terres improductives alors que la prochaine crise sanitaire sera une crise alimentaire. Je trouve cela délirant.
L’Europe n’apporte pas de protection à ses agriculteurs et va leur imposer le Green Deal par la contrainte quand le budget PAC est annoncé en recul. On ne peut pas fonctionner de la sorte. Il faudrait rémunérer plutôt que sanctionner, utiliser la carotte plutôt que le bâton. La betterave dispose d’une véritable capacité à capter le carbone. Il nous faut valoriser cela et le Green Deal doit donner des moyens à ses agriculteurs et à ses filières pour accélérer dans la voie d’une économie décarbonée. Car l’investissement dans la performance ne se fait qu’avec une visibilité claire sur des possibilités de rentabilité. C’est vrai pour l’ensemble de notre économie, ce ne l’est pas moins pour l’agriculture.