La France vient de perdre un petit morceau de son patrimoine industriel : la sucrerie de Toury, âgée de 145 ans. Fermée pour cause de restructuration industrielle par son propriétaire, la coopérative Cristal Union. A la dernière minute, un repreneur potentiel s’était pourtant fait connaître. Que s’est-il passé pendant ces quelques jours où le destin de l’usine aurait, peut-être, pu basculer ?
C’est un article de la journaliste Florence Aubenas du Monde qui a précipité les événements. Publié le 3 juin dernier et intitulé « Les sacrifiés de la sucrerie de Toury », il raconte avec des mots simples le destin tragique de salariés à la fois « indispensables » mais « virés ». « Indispensables » à la Nation parce que, comme l’a écrit l’un d’eux à Emmanuel Macron, « nous fabriquons du sucre pour donner à manger aux Français et de l’alcool pour les produits d’entretien et le gel hydroalcoolique ».
Ce jour là, Toury (28) et ses 128 salariés accèdent au statut de symbole de l’ère sinistrée du post-Covid. Pourtant, la fermeture de la sucrerie était annoncée par la coopérative depuis plus d’un an, depuis le 18 avril 2019 précisément. Comme on le rappelle à Bercy, « la fermeture de Toury comme celle de la sucrerie de Bourdon, près de Clermont-Ferrand, et la fin partielle de l’activité de conditionnement d’Erstein, qui sont aussi propriétés de Cristal Union, s’inscrivent dans une vague de restructurations de la filière sucrière européenne. Il y a aussi eu les sucreries de Cagny et d’Eppeville qui appartiennent au groupe allemand Südzucker qui ont fermé cette année ».
Les journalistes débarquent à Toury
Néanmoins, la mise en lumière subite de la tragédie de Toury redonne une bouffée d’oxygène à ceux qui se battent depuis plus d’un an pour sauver les emplois à défaut de sauver l’usine. Ce coup de projecteur contraint en effet les pouvoirs publics à s’agiter alors qu’ils avaient de facto acté la fermeture… « Après l’article du Monde, on a subitement vu arriver plein d’équipes de journalistes : France Info, France 3, France 2 et, bien sûr, toute la presse régionale… » témoigne Frédéric Rebyffé, le délégué CGT de l’usine qui s’est battu bec et ongles tout au long du processus de fermeture pour limiter la casse sociale.
Deux autres hommes, élus locaux, se démènent également depuis l’annonce de la fermeture de Toury. Il s’agit de Philippe Vigier, député de la quatrième circonscription d’Eure-et-Loir, et de Jean-Louis Baudron, président de la communauté de communes Coeur de Beauce. Le député ne cache pas sa colère : « la fermeture de Toury est une faute stratégique, économique et technologique. Toury ferme parce que Cristal Union n’a pas su se diversifier ».
Dès l’été 2019, le député prend son bâton de pèlerin pour tenter de trouver un éventuel repreneur. Pas évident : la filière est en crise. « J’ai rencontré Alexis Duval, le président du directoire de la coopérative sucrière Tereos, qui n’a fermé aucune usine, en juillet 2019 pour le sensibiliser au dossier Toury. Il n’était pas intéressé à l’époque ». Mais la crise du Covid semble avoir changé la donne.
Tereos finalement intéressé par Toury
En effet, pendant le confinement, les coopératives sucrières se sont mises à produire massivement de l’alcool surfin qui entre dans la fabrication du gel hydroalcoolique. « Il y a un mois et demi, Alexis Duval est venu me voir dans mon petit bureau à l’Assemblée Nationale pour me dire : je reprends » affirme Philippe Vigier. Et le 5 juin 2020, le patron de Tereos adresse un courrier allant dans ce sens au député, par ailleurs Président du groupe « Territoires et Libertés » à l’Assemblée Nationale.
Dans ce courrier, que La Clé des Champs s’est procuré, Alexis Duval écrit notamment : « lors de votre rencontre avec Claude Risac, Directeur des Relations Extérieures de Tereos le 3 juin dernier, vous l’avez interrogé sur la possibilité d’une reprise partielle de l’activité industrielle du site : exploiter les activités de distillation de manière distincte de la production de sucre désormais à l’arrêt pour poursuivre cette activité stratégique en période de Covid. (…) Tereos est disposé à réaliser les études nécessaires afin de préciser les conditions nécessaires au maintien en activité du site et à le reprendre le cas échéant. (…) Dès l’étude terminée, nous sommes bien sûr à votre disposition et à celle des pouvoirs publics pour une réunion avec l’ensemble des parties prenantes ».
Philippe Vigier s’empare alors de son téléphone. « J’ai appelé Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances et Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture ». L’accueil est bon. « La directrice de cabinet de Didier Guillaume a été très efficace. Bruno Le Maire a donné des consignes. Bercy a répondu présent » se réjouit le député.
Le député fonce à l’Elysée
Effectivement, une réunion est organisée au ministère de l’Agriculture, sous l’égide de la directrice du cabinet du ministre, le 23 juin, dans l’après-midi. Outre les élus locaux, des représentants de Bercy et de l’Agriculture, sont présents les dirigeants de Tereos et de Cristal Union. Inutile de préciser que les deux coopératives, réputées pour se détester cordialement, se regardent en chiens de faïence…
« La réunion a duré une heure trente sans aboutir » se souvient un Philippe Vigier très amer qui déplore que les responsables de Cristal Union aient affiché « du mépris pour les salariés de Toury et les acteurs des territoires ». « A la fin, on a demandé à Tereos de sortir pour s’entretenir avec Cristal Union. C’est alors qu’ils nous ont expliqué qu’ils avaient des projets de décarbonation pour le site de Toury. On a très bien compris qu’ils ne voulaient pas se séparer de Toury. Je ne l’oublierais jamais. »
Aussitôt la réunion terminée, Philippe Vigier fonce à l’Elysée où il est reçu par le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron à qui il raconte dans le menu détail la réunion.
Contacté par La Clé des Champs peu de temps avant le remaniement ministériel du 6 juillet, le cabinet de Didier Guillaume, encore ministre de l’Agriculture, n’a pas souhaité s’exprimer. Ce n’est pas le cas de Bercy où l’on affiche le souhait de faire retomber la pression : « dans les faits, Tereos n’a pas déposé d’offre de reprise. Il y a eu une marque d’intérêt de Tereos mais ils attendaient de réunir tous les éléments pour formuler une offre précise. C’était une situation compliquée : Cristal Union n’était pas vendeur, il n’y avait plus de betteraves à exploiter et la colonne de distillerie, qui représente un investissement important, allait être démontée ».
Les dés pipés d’avance pour la CGT
Du côté des salariés de Toury, les derniers maigres espoirs se sont alors envolés. Pour Frédéric Rebyffé, le délégué CGT de la sucrerie, les dés étaient « de toutes les façons » pipés d’avance. « La procédure légale (de reprise) s’est terminée fin décembre 2019. Dans les documents que Cristal Union a présenté, il est indiqué que la coopérative a contacté tous les groupes sucriers susceptibles d’être intéressés. Il faut préciser que c’est une obligation légale. Mais ce que ne dit pas Cristal Union, c’est que dans la première documentation qui nous a été présentée, elle avait explicitement exclu Tereos et Südzucker de toute reprise. C’était en août 2019. »
Tereos n’a pas souhaité s’exprimer sur le cas de Toury. Tout comme Cristal Union qui a exclu La Clé des Champs d’une conférence de presse organisée en ligne le 23 juin au matin et dédiée aux résultats de la coopérative – soit quelques heures avant la réunion au ministère de l’Agriculture !
Puis, le 2 juillet, la coopérative envoie une longue lettre à ses coopérateurs. Cette dernière – que La Clé des Champs s’est procurée – est signée du président, Olivier de Bohan, et du directeur général, Alain Commissaire.
Après avoir rappelé qu’aucune proposition de reprise n’avait été reçue à l’issue de la procédure légale de six mois (rallongée volontairement de trois mois) afin de permettre l’étude d’éventuels projets de reprise, les deux dirigeants de Cristal Union écrivent : « depuis plusieurs semaines, quelques personnalités politiques expriment leur désaccord avec la fermeture du site et nous l’entendons. Nous regrettons toutefois que ces mêmes personnalités ne déploient pas autant d’énergie lorsque l’on met notre agriculture en danger à coup de réglementations incohérentes et d’accords commerciaux déloyaux. »
Cristal Union peu amène avec les élus politiques
Au sujet du projet de reprise de Tereos des activités de distillerie, Cristal Union répond, sans jamais citer Tereos et en passant sous silence la réunion du 23 juin au ministère de l’Agriculture, que « des rumeurs évoquent une éventuelle proposition d’un repreneur tardif. Aucun projet concret de reprise ne nous a pourtant été présenté, et une telle perspective ne peut qu’interroger dans le contexte. Nous avons en effet engagé depuis plusieurs mois des discussions pour la reconversion du site afin de l’intégrer à un projet plus global de diversification de nos activités sur le terrain de la décarbonation, défi majeur pour notre secteur et sur lequel nous avançons avec conviction. »
Et les dirigeants de Cristal Union de conclure d’un trait vengeur : « Nous espérons que les élus politiques, si prompts à se mobiliser, le fassent désormais à nos côtés au bon moment pour défendre avec pragmatisme, rationalité et vision les intérêts de nos industries et de notre filière sur le long terme »…
Pour le moment, les ambitions de décarbonation de Cristal Union restent floues. Méthanisation ? Photovoltaïque ? A quelle échéance ? Les prévisions divergent. Bercy souligne que les projets de reconversion du site de Toury sont encore « hypothétiques » mais que « l’on sera vigilants ».
Les habitants de Toury boudent la marque Daddy
Voilà donc comment est morte une vieille sucrerie âgée de 145 ans et comment ses salariés « indispensables » ont été « virés » semant la consternation dans la petite ville de Toury. Dans les supérettes locales, les habitants boudent ostensiblement la marque Daddy qui appartient à Cristal Union. « Daddy pas cool » en quelque sorte.
La petite histoire retiendra que le sort des Toury et celui de leur usine a été scellé entre un Emmanuel Macron déclarant, le 14 juin 2020, aux Français qu’il « nous faut créer de nouveaux emplois en investissant dans notre indépendance technologique, numérique, industrielle et agricole » et la nomination d’un nouveau Premier ministre, le 6 juillet, sensé porter la parole des Territoires.
Encadré : Le SOS des betteraviers
Au lendemain de la nomination d’un nouveau ministre de l’Agriculture, la CGB (Confédération générale des planteurs de betteraves) tenait une conférence de presse au cours de laquelle Franck Sander, son président, a lancé un véritable SOS relatif à la « crise des pucerons » ou jaunisse de la betterave qui sévit avec une vigueur encore jamais constatée. Franck Sander a ainsi décrit une situation « hors de contrôle » susceptible de coûter au bas mot 100 millions d’euros aux betteraviers.
Ceci dans un contexte déjà très difficile, depuis la fin des quotas, et où les coûts de production (25 euros la tonne) sont déjà supérieurs aux revenus des planteurs (22 euros payés).
L’épidémie de jaunisse qui sévit actuellement et qui frappe majoritairement les exploitations du sud de l’Ile-de-France est en passe de s’étendre à tout le nord du pays et donc à l’ensemble de la production betteravière.
Problème, la profession, depuis l’abandon des néonicotinoïdes, interdits depuis 2018, ne dispose d’aucune solution technique pour combattre l’épidémie. Les outils alternatifs proposés par les pouvoirs publics (pulvérisation d’insecticide) se sont avérés aussi inefficaces qu’impopulaires avec pour unique résultat un surcoût de 80 euros à l’hectare.
D’où la colère « économique et écologique » exprimée par la CGB selon laquelle c’est désormais toute la filière qui est menacée avec, en perspective, de nouvelles fermetures d’usines dès 2021 et l’abandon de la betterave par des cultivateurs découragés. Quatre sucreries ont déjà fermé ces derniers mois.
Aussi la CGB réclame-t-elle « en urgence » une solution technique efficace ainsi que la mise en place d’un système d’indemnisation pour les planteurs. Et ceci « d’ici l’été ».
Après voir constaté que les 2/3 des pays européens ne sont pas soumis aux même contraintes, la CGB souhaite qu’un moratoire soit mis en place sur une période de 5 ans, le temps nécessaire aux chercheurs pour trouver une solution.
Un sujet éminemment sensible, pour ne pas dire quasi tabou, en raison des pressions politiques exercées par les écologistes sur le gouvernement mais dont devra bien s’emparer très vite Julien Denormandie, le nouveau locataire du 78 rue de Varennes.