Héritier et propriétaire de la pisciculture de Saint-Genest-L’enfant (63), l’une des plus vieilles d’Europe classée monument historique, Edouard de Féligonde (56 ans) est en bras de fer avec le groupe Danone depuis 2018. Son problème : cinq mois par an, l’eau ne coule plus dans sa pisciculture qui a dû fermer provisoirement.

Pour Edouard de Féligonde, le responsable en est la SEV, la Société des eaux de Volvic, propriété du groupe Danone, qui pompe l’eau souterraine pour la mettre en bouteille et la vendre sous la marque Volvic.

En février dernier, La Clé des Champs a consacré une enquête approfondie à ce dossier qui mobilise également de nombreuses associations de défense de l’environnement. Avec son avocate, la tenace Corinne Lepage, Edouard de Féligonde a lancé des enquêtes tous azimuts pour apporter la preuve que Danone est le principal responsable de l’assèchement de ses bassins piscicoles.

Entretien.

La Clé des Champs : Courant 2020, vous avez pris la parole dans de nombreux médias français et européens pour accuser le groupe Danone d’avoir asséché votre pisciculture en pompant trop d’eau afin de commercialiser des bouteilles de Volvic. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Edouard de Féligonde : Pour la première fois, j’ai le sentiment que cela bouge au niveau politique. Une commission d’enquête parlementaire a été lancée par l’Assemblée nationale, à l’initiative de la député LFI Mathilde Panot en avril dernier. Cette commission, composée de trente parlementaires de tous bords, enquête sur l’accaparement de la ressource en eau par des privés au détriment des citoyens en France et dans les DOM-TOM. Je considère que l’existence même de cette commission d’enquête traduit une prise de conscience de la classe politique nationale du problème de la privatisation de l’eau.

J’ai été auditionné sous serment par les députés début avril et ai longuement exposé la tragédie de ma pisciculture où l’eau ne coule plus cinq mois par an en raison des prélèvements effectués par le groupe Danone en amont.

J’observe que les élections régionales se tiendront dans un mois et que cela bouge aussi au niveau local. Jusqu’ici, les pouvoirs publics locaux m’ont royalement snobé. Sur ordre du préfet, je suis même interdit d’assister au comité de suivi qui concerne le cas de ma pisciculture ! Pas de doute, on est entrés en période électorale…

J’ai ainsi été contacté par la communauté d’agglomération Riom Limagne & Volcans (RLV) qui est présidée par Frédéric Bonnichon par ailleurs conseiller régional LR et fidèle d’entre les fidèles de Laurent Wauquiez, président sortant de la région Auvergne et candidat à sa propre réélection. J’ai rencontré deux membres de cette administration et ai pu leur exposer mes arguments.

Je sais aussi que les nombreux articles de presse en France et en Europe accusant le groupe Danone de pomper trop d’eau à Volvic embarrasse au plus haut point les pouvoirs publics. Il faut dire que ça donne une piètre image d’une région qualifiée de « château d’eau de la France » ! Mais je n’arrêterais que lorsque j’aurais obtenu gain de cause.

Que voulez-vous exactement ?

Je veux pouvoir relancer ma pisciculture que j’ai dû fermer en 2019 faute d’eau. Je veux qu’elle soit remise en état et je veux que le groupe Danone m’indemnise pour le préjudice infligé. Il y en a pour plusieurs dizaines de millions d’euros. Je rappelle que ma pisciculture est tout de même classée monument historique et qu’elle est censée être protégée par l’Etat.

En outre, c’est un patrimoine régional primordial qui est ouvert gracieusement au public par ma famille depuis 1851. Jusqu’en 2018, 10 000 enfants venaient y apprendre à pêcher chaque année.

Dans le cadre des procédures judiciaires que vous intentez à Danone, votre avocate, Corinne Lepage, a lancé des enquêtes pour établir la responsabilité de l’industriel dans le tarissement de l’eau dans votre pisciculture. Etes-vous en capacité de prouver que c’est le cas ?

Corinne Lepage a mandaté différents experts, dont des hydrogéologues, qui travaillent comme des fourmis depuis des mois. Nous avons découvert des éléments cruciaux qui mettent à mal les dires de l’industriel, de la préfecture et des élus locaux. Tous osent affirmer ne pas bien connaître le fonctionnement de l’impluvium de Volvic et ne pas pouvoir se prononcer. Pour moi, c’est une stratégie destinée à gagner du temps.

Avec les équipes de Corinne Lepage, nous avons découvert avec stupéfaction que le fonctionnement de l’impluvium de Volvic est parfaitement connu des pouvoirs publics depuis… 1927 ! Les archives de la région révèlent qu’il y a 94 ans, le sénateur Clementel, assisté par les travaux du géologue M. Glangeaud, avait déjà décrit précisément cet impluvium, son fonctionnement et son incidence sur les sources en aval en cas de prélèvement en amont. 

Ces travaux ont, à l’époque, même engendré un décret ministériel en 1927, toujours d’actualité, suivi d’une dépêche ministérielle un an plus tard. C’est sur la base de ces documents ministériels que M. Camus, hydrogéologue, a rédigé la Déclaration d’utilité publique (DUP) de 1982 qui protège justement l’impluvium de Volvic en interdisant les forages.

Par ailleurs, le juge qui instruit mon dossier contre Danone a nommé un hydrogéologue qui travaille depuis trois ans sur cette thématique et doit prochainement rendre son rapport.

Je cite enfin la thèse de Simon Rouquet, soutenue en 2012 et financée par le groupe Danone, qui en a donc forcément connaissance. Cette thèse prouve de manière irréfutable le lien entre les prélèvements en eau de Danone et les ressources en eau de la région ainsi que leur conséquence directe sur mes sources.  

Il me semble que nous avons là plusieurs travaux d’experts allant tous dans le même sens. Il va de soi que dans ce contexte toute tentative de commander de nouvelles études s’apparente à une manœuvre dilatoire.

Vous soutenez que plusieurs des forages de Danone à Volvic sont illégaux. Sur quels éléments vous basez-vous pour affirmer cela ?

Avec les équipes de mon avocate, Corinne Lepage, nous avons récupéré un document de neuf pages rédigées par la DDT du Puy-de-Dôme (direction départementale des territoires) et qui est daté du 2 décembre 2019. Il s’agit du power point d’une présentation réalisée dans le cadre d’une information destinée aux associations, aux élus locaux et à laquelle le préfet du Puy-de-Dôme avait interdit ma présence. Il stipule que cinq forages ont été déclarés sur la commune de Volvic. Un forage date de 1968 et les quatre autres ont respectivement été réalisés en 1989, 1991, 1994 et 2002. Or, la réglementation qui régit les forages dans cette zone est formelle. En vertu de la DUP de 1982, toujours en application, tout forage est interdit dans cette zone depuis 1982. Danone a racheté la Société des eaux de Volvic, la SEV, en 1993 et a récupéré l’ensemble des forages que le groupe exploite. Donc, quatre des cinq forages exploités par Danone sont illégaux.

Il va de soi que je vais demander en justice la fermeture de ces puits illicites, ce qui aura le mérite de ramener le niveau de prélèvements à ce qui existait en 1968. Ce qui ne posait de problème à personne et n’en posera pas plus aujourd’hui.

Avec mon avocate, nous serons particulièrement vigilants à ce que les autorités ne tentent pas de modifier discrètement la fameuse DUP de 1982 de façon à légaliser ces puits alors même que des procédures judiciaires sont en cours…

Vous dénoncez également une porosité entre Danone et le monde politique…

Déjà, je me souviens que lorsque le groupe Danone a pris le contrôle des eaux de Volvic en 1993, le directeur général des eaux du groupe s’appelait Henri Giscard d’Estaing, fils de l’ancien Président de la République.

Plus récemment, le groupe Danone a donné pas moins de deux ministres aux gouvernements successifs d’Emmanuel Macron : Muriel Pénicaud, ministre du travail jusqu’en juillet 2020, et Emmanuelle Wargon, actuelle ministre déléguée du Logement. Sans parler de la proximité qu’il y a eu entre Emmanuel Macron et Emmanuel Faber, du temps où ce dernier dirigeait Danone.

Par ailleurs, l’influent Mathias Vicherat, actuel secrétaire général de Danone, était auparavant sous-préfet de l’arrondissement de Bobigny, puis directeur de cabinet de Bertrand Delanoë et d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris. C’est à se demander si Danone est un industriel ou une réserve présidentielle !

Au niveau local, pensez-vous qu’il y existe une connivence ou une interdépendance entre Danone et les pouvoirs publics ?

Le fameux document de décembre 2019 émanant de la DDT que j’ai mentionné contient une autre perle. Au sujet de la surveillance des captages en eau potable et des cours d’eau, on y apprend que c’est la SEV, donc le groupe Danone, qui est chargée de centraliser et de faire l’analyse des données. Autrement dit, les autorités locales se basent sur des informations analysées par le groupe Danone qui pompe lui-même de l’eau dans un but titre mercantile. C’est un mélange des genres inacceptable !

Je voudrais aussi dénoncer des incohérences choquantes de l’administration dans la gestion de mon dossier. Premièrement, outre diriger la communauté d’agglomération, Frédéric Bonnichon préside le conseil d’administration de la société d’économie mixte Volcans. Celle-ci a entre autres pour objet la gestion et la protection des monuments historiques et le développement du tourisme. Deuxièmement, les services des Bâtiments de France, chargés de protéger et d’entretenir les bâtiments protégés, dont fait partie ma pisciculture, dépendent de la préfecture du Puy-de-Dôme, dirigée par le préfet Philippe Chopin qui m’interdit d’assister aux comités de suivi de mon dossier.

Malgré ces obligations de protection du patrimoine, personne ne s’oppose à la destruction de ma pisciculture qui est un monument historique. Tant qu’on y est, pourquoi ne pas raser Notre-Dame de Paris pour construire un nouveau siège social de Danone ?

Pour conclure, êtes-vous optimiste sur l’issue de votre combat ? Comment voyez-vous l’avenir de Danone sur l’impluvium de Volvic ?

A l’évidence, la présence de cet industriel ne durera pas autant que les impôts… Indépendamment de mes procédures judiciaires qui devraient aboutir à la fermeture de ces puits illicites, il sera très difficile de convaincre qui que ce soit que l’extraction de cette eau de l’impluvium puisse perdurer. Est-ce que les gens savent que le volume prélevé annuellement par cet industriel correspond au volume manquant en période de sècheresse dans le Puy-de-Dôme ? Comment peut-on restreindre les usages en eau de tous, tolérer l’assèchement du territoire aval, l’atteinte à sa biodiversité pour le bénéfice d’un industriel ? L’Etat ne peut plus protéger le groupe Danone à Volvic. Je suis confiant et je sais que l’opinion publique n’accepte plus ces pratiques d’un autre âge.

La pisciculture de M. de Féligonde en 2012.
La pisciculture de M. de Féligonde en 2020.

Laisser un commentaire