Après Sainte-Soline et les méga-bassines agricoles, une autre guerre de l’eau fait rage : les citoyens contre les minéraliers. En cause : le pompage de l’or bleu pour le revendre dans des bouteilles en plastique. Un juteux business qui n’a dérangé personne jusqu’à ce que l’eau vienne à manquer. En France, deux entreprises sont la cible de collectifs citoyens : le groupe Danone (Evian, Volvic, La Salvetat…) et le Suisse Nestlé avec son eau de Vittel.
Le gymnase de Murat-sur-Vèbre, dans le Tarn, s’éveille doucement en ce samedi après-midi du 18 mars 2023. Ce village de près de 900 habitants s’apprête à accueillir pour la première fois une Fête de l’Eau. Tant festif que militant, l’évènement est organisé par Le Collectif de défense de l’eau du Montalet, composé d’enfants du pays, dont nombre d’agriculteurs.
En attendant les premiers visiteurs, une quinzaine de personnes répètent des slogans en espagnol devant une caméra : « L’eau est à nous, pas aux multinationales ! On veut de l’eau, pas des euros ! De l’eau pour la vie, pas pour le profit ! ». Un membre du collectif du Montalet s’avance : « On enregistre un message de soutien aux communautés autochtones qui luttent contre Danone et sa marque d’eau Bonafont au Mexique ».
C’est la fine fleur du mouvement français contre les industriels de l’eau en bouteille qui s’est donné rendez-vous à Murat-sur-Vèbre. Ont répondu présents Edouard de Féligonde, accompagné du collectif EBC 63 (Eau bien commun 63) en lutte contre Danone à Volvic ; Bernard Schmitt et Renée Lise Rothiot, du collectif Eau 88 en lutte contre Nestlé à Vittel et qui animent le site web “L’eau qui mord”. Et bien sûr le collectif du Montalet fort d’une centaine de membres en lutte contre Danone et sa marque d’eau minérale La Salvetat.
A qui appartient ce forage qui a poussé dans un champ ?
Habituellement paisible, Murat-sur-Vèbre se remet de plusieurs mois agités. Tout commence en février 2022 comme le relate Benoît Vergely, agriculteur et membre du collectif du Montalet : « je suis président d’une association locale d’agriculteurs et des adhérents m’ont signalé avoir découvert une machine foreuse au milieu d’un champ. Personne ne savait ce qu’elle faisait là ni à qui elle appartenait. » Le petit groupe d’agriculteurs se rapproche alors de la mairie qui finit par leur indiquer que c’est le groupe Danone qui a installé cette machine.
S’ensuit alors un branle-bas de combat pour s’informer sur ce mystérieux forage. Danone exploite déjà la source d’eau de La Salvetat-sur-Agout et possède une usine d’embouteillage en périphérie du village éponyme. Il s’avère que le groupe agroalimentaire a obtenu l’accord des autorités locales pour établir un forage de reconnaissance à Murat-sur-Vèbre qui possède sa propre source. Pourquoi à 20 kilomètres de l’usine de La Salvetat ? Mystère.
La sécheresse de l’été 2022 change la donne
C’était sans compter sur la mobilisation des habitants du village, bien décidés à ne pas laisser un privé faire main basse sur l’eau, considérée comme un bien commun. En cet été 2022, la région est en proie à une sècheresse sévère qui inquiète. Après une réunion avec des représentants de Danone, dont Cathy Le Hec, directrice des sources d’eaux minérales, le groupe d’agriculteurs décide de créer le collectif de défense de l’eau du Montalet. L’enjeu est de taille estiment-ils : le forage est en phase exploratoire jusqu’au 31 mars 2023. A cette date, Danone est sensé décider s’il l’exploitera ou non.
Le nouveau collectif agrège rapidement du monde. Des agriculteurs et des éleveurs bien sûr mais aussi des salariés et des retraités. Tous sont décidés à faire capoter le projet de Danone. Sècheresse nationale oblige, les médias s’intéressent au sujet et la tension monte d’un cran lorsque, le 1er octobre 2022, le maire de Murat-sur-Vèbre, Daniel Vidal, est menacé de mort. En l’occurrence un tag devant son domicile : « Vidal crève ». Les ragots désignent sans preuves les agitateurs du collectif du Montalet qui, eux, nient toute implication. Le préfet du Tarn, François-Xavier Lauch, ancien chef de cabinet d’Emmanuel Macron à l’Elysée, se fend même d’un communiqué de soutien au maire : « ces forages suscitent des réactions qui ne sont pas admissibles dans un Etat de droit. Le préfet du Tarn condamne fermement les pressions et les insultes dont fait l’objet le maire de Murat-sur-Vèbre et tient à lui témoigner tout son soutien ».
Danone renonce à son forage
Mais, le 9 mars 2023, surprise ! Danone renonce à son forage. « En conformité avec le calendrier du projet que nous avions annoncé, la première phase d’étude exploratoire de ce forage arrivera à son terme le 31 mars, date à laquelle nous arrêterons les prélèvements dans cette nappe. Les données récoltées vont permettre à nos hydrogéologues de faire progresser nos connaissances sur les caractéristiques géologiques et hydrologiques sur le secteur de Murat-sur-Vèbre » peut-on lire dans un communiqué publié par Danone.
Le géant de l’agroalimentaire explique sa décision par le fait que « les besoins actuels » de la marque La Salvetat sont « couverts ». Mais qu’en sera-t-il demain ? C’est bien ce qui préoccupe Jessica Théron, porte-parole du collectif du Montalet : « bien sûr on est soulagés que Danone renonce à exploiter le forage mais on reste sur nos gardes. Demain si besoin, ils peuvent revenir à la charge et faire valider leur forage en un temps record. »
Comme en écho à cette inquiétude, une habitante d’un hameau proche de La Salvetat sur Agout prend la parole lors du débat organisé à la Fête de l’Eau de Murat-sur-Vèbre : « Je n’ai pas d’eau courante et je dois acheter de l’eau en bouteille. On refuse de nous raccorder à l’eau courante car on nous dit qu’il y a un manque d’eau à La Salvetat »…
« Le monde magique de Danone » selon Edouard de Féligonde
Toujours lors de cette Fête de l’Eau, Edouard de Féligonde a invité le public à entrer dans « le monde magique de Danone » au travers de son témoignage. Propriétaire avec sa famille de la pisciculture de Saint-Genest-L’Enfant (63), classée monument historique, il a dû se résoudre à mettre la clé sous la porte, faute d’eau. Expertises techniques à l’appui, il accuse le groupe Danone d’avoir asséché ses bassins en pompant trop d’eau en amont pour la mettre en bouteille et la vendre sous la marque Volvic. A force de trouver porte close partout, il est devenu un farouche opposant aux minéraliers, a entamé une procédure judiciaire au tribunal administratif contre l’Etat, préalable obligatoire à une action en justice contre Danone. Il a aussi rejoint le collectif Eau bien commun 63 (EBC 63) où il milite activement.
La cinquantaine, petites lunettes rondes, il s’exprime posément sans fiches mais avec une pointe certaine d’humour. « Danone, c’est d’abord un producteur de plastique. D’après mes calculs, 100 tonnes de plastique sortent à minima de l’usine Volvic chaque jour. Pour les évacuer, il faut 300 à 350 camions par jour auxquels il faut ajouter environ 80 trains quotidiens. Ensuite, Danone fait du chantage à l’emploi en cas de réduction de son activité à Volvic. Je peux prouver qu’à Volvic, Danone ne créée pas d’emplois. Mon comptable a exhumé les comptes de l’année 1991 de l’entreprise qui exploitait la source avant d’être rachetée par Danone. Les effectifs étaient de 968 personnes et le pompage de 22 litres par seconde. Aujourd’hui, Danone pompe quatre fois plus d’eau et les effectifs sont de 850 employés, soit -12 % ».
Le préfet a le dernier mot
Edouard de Féligonde et EBC 63 accusent l’Etat d’être co-responsable d’une situation dramatique dans le Puy-de-Dôme. Il faut en effet savoir qu’en France, c’est le préfet qui accorde les autorisations et définit les seuils de prélèvements des minéraliers. Or, dans un communiqué de presse diffusé le 22 mars dernier, EBC 63 accuse les pouvoirs publics d’avoir accordé des autorisations de prélèvements sur des forages jugés illégaux par le collectif. Ainsi peut-on lire : « plusieurs puits ont été forés par la société Volvic en totale infraction. Le préfet donne des autorisations de prélèvements sur des forages illégaux. Cela représente 63% des prélèvements de Danone. De surcroit Danone bénéficie depuis 2014 d’un arrêté l’autorisant à annualiser ses prélèvements. Autrement dit, Danone est autorisé à prélever plus l’été ».
En résulterait selon EBC 63, « un assèchement des zones humides en aval des sources de front de coulée ; la destruction d’un Monument historique ; l’assèchement de 3 600 hectares de terres ; l’assèchement d’une pisciculture ; 30 % de baisse de production chez des arboriculteurs… ». Et surtout, le collectif pointe « le niveau trop important des prélèvements conjugués à la dérive climatique [qui] a fait baisser l’impluvium de Volvic de – 66% ».
A ce sujet, Edouard de Féligonde tient à ajouter : « l’hydrogéologue de la Préfecture du Puy de Dôme, qui est membre du comité de suivi de l’impluvium de Volvic, aurait affirmé devant le juge du Tribunal administratif ne s’être rendu compte de rien. Je crois surtout qu’on ne voulait pas voir. » M. de Féligonde en tient pour preuve le fait que Danone ait été exclu par la préfecture des derniers arrêtés sècheresse qui limitent la consommation d’eau pour la population et les agriculteurs.
Danone décline toute responsabilité
Autant d’accusations largement médiatisées qui ont contraint Danone à s’expliquer sur son site web. Sans surprise, l’industriel, qui ne nie pas un problème de sécheresse, décline toute responsabilité dans l’assèchement de la pisciculture de M. de Féligonde sans toutefois le nommer : « les ruisseaux qui se situent en aval des prélèvements de Volvic sont principalement alimentés par des eaux de surface et sont donc très sensibles aux variations de précipitations. En période de sécheresse, le débit de ces cours d’eau s’abaisse fortement puis se recharge quasi instantanément lorsqu’il pleut. (…) L’eau minérale naturelle de Volvic est, quant à elle, puisée entre 50 et 100m de profondeur. Les prélèvements sont effectués dans ces réserves profondes qui sont peu sensibles aux épisodes de sécheresse, car le rechargement s’effectue principalement lors des épisodes de pluies hivernales. L’activité de Volvic n’est donc pas à l’origine de l’assèchement des cours d’eau de surface du Puy de Dôme, qui s’explique principalement par l’évolution des conditions climatiques ».
Le géant de l’agroalimentaire précise aussi pomper moins d’eau que les limites autorisées par arrêté préfectoral. « La quantité d’eau totale disponible dans le bassin de Volvic est de 11 milliards de litres et la Société des eaux de Volvic a le droit d’en prélever 2,5 milliards, ce qui représente un peu plus de 20%. (…) Les quantités que nous prélevons sont toujours inférieures aux quantités autorisées par notre arrêté préfectoral. »
Vittel : les militants obtiennent gain de cause
Un duo Etat-industriel qui n’est pas sans évoquer ce qui se passe à Vittel où la société suisse Nestlé règne en maître selon Bernard Schmitt et Renée Lise Rothiot du collectif Eau 88. Avec une différence notable : les militants commencent à remporter des batailles face à la multinationale qui se désengage progressivement de ses activités d’eau minérale.
« On a pris notre retraite, qu’on imaginait paisible, en 2015 à Vittel » témoigne Bernard Schmitt. Ce n’est qu’un an plus tard que le couple comprend qu’il y a un problème, un gros problème, avec l’eau. « Ca s’est confirmé en 2017 quand des villages autour de Vittel ont commencé à être alimentés par camions citerne ». Le couple s’engage alors, convaincu que l’eau est un bien commun devant être protégé. Il n’a d’ailleurs pas hésité à faire le voyage de Vittel à Murat-sur-Vèbre, dans le Tarn, pour partager leur expérience militante.
« On est entrés à la Commission Locale de l’Eau (CLE) et on a découvert que cette dernière proposait d’abreuver la population de Vittel en eau potable via un pipeline construit aux frais du contribuable ! Plutôt que de demander à Nestlé de réduire ses prélèvements dans la nappe phréatique profonde qui manquait d’eau ! » s’étrangle Bernard Schmitt. Il faudra presque deux ans de bagarre et d’innombrables articles de presse, notamment dans Médiapart pour que le projet de pipeline soit abandonné.
Nestlé réduit ses prélèvements à Vittel
En 2019, au moment où ce projet délirant est enterré, trois milliards de litres sont pompés dans la nappe profonde à côté de Vittel, dont un tiers par le seul Nestlé. Depuis, l’industriel a annoncé de substantielles réductions de ses prélèvements. En 2021, ils sont passés de 1 million de m3 à 500 000 m3. Soit, selon Bernard Schmitt qui préfère s’exprimer en litres, « une baisse de 1 milliard de litres à 500 millions de litres ». En 2023, Nestlé annonce passer de 500 000m3 à 200 000 m3 ; soit de 500 millions à 200 millions de litres.
Pour autant, le collectif Eau 88 se garde de crier victoire. « OK, Nestlé réduit ses prélèvements dans la nappe phréatique profonde mais qu’en est-il dans les nappes superficielles autour de Vittel ? C’est ça qui nous préoccupe maintenant parce que Nestlé les exploite en quasi-monopole » s’inquiète Renée-Lise Rothiot.
Elle révèle d’ailleurs qu’au cours de ces derniers mois, le collectif a déposé deux plaintes contre Nestlé Waters France : l’une pour forages illégaux – « on en a comptabilisé neuf sur les nappes superficielles » – et l’autre pour atteinte à l’environnement. « En effet, le préfet des Vosges a signé un arrêté reconduisant les prélèvements de Nestlé sur les nappes superficielles alors qu’on s’attend tous à des épisodes de sécheresse de plus en plus forts ».
Un activisme 3.0
Pour peser sur les pouvoirs publics, les seuls à être in fine capables de contraindre les minéraliers, le collectif Eau 88 s’appuie entre autres sur un méga collectif américain fort de… 22 millions d’adhérents à travers le monde : Ekō (anciennement Sum of US). Son slogan est ostensiblement anticapitaliste : « l’humain et la planète avant le profit ». La méthode, efficace : lancer à l’échelle mondiale des campagnes de pétition en ligne sur des sujets liés à l’environnement et aux droits humains mettant en cause de grosses entreprises. « On agit contre l’impunité corporate » assène Alys Samson Estapé, coordinatrice des campagnes sur l’Amérique Latine chez Ekō.
Cet activisme numérique semble porter ses fruits. En 2018, Ekō, encore nommé Sum Of US, lançait une pétition contre le projet de pipeline destiné à approvisionner Vittel en eau potable doublée d’une campagne de presse. La pétition recueille 258 961 signatures et, relayée dans les médias, contribuera largement à refroidir les élus locaux.
Mexique : une usine Danone transformée en ZAD
« Aujourd’hui, nous sommes mobilisés sur un autre accaparement de la ressource en eau par une autre multinationale. Ca se passe au Mexique et ça concerne la marque Bonafont du groupe Danone. Nous avons lancé une campagne de signatures en ligne et nous soutenons le collectif autochtone Pueblos Unidos (Peuples unis) qui rassemble des communautés locales de la région de Cholulteca. Elles réclament le départ de l’entreprise et accusent celle-ci d’avoir asséché leurs terres » explique Alys Samson Estapé.
La Clé des Champs a pu longuement s’entretenir avec un membre du collectif Pueblos Unidos de Cholulteca qui souhaite rester anonyme pour sa sécurité. Son récit est édifiant. « Fin 2020, on a commencé à manquer d’eau pour nos cultures puis pour notre consommation. Nous pratiquons une agriculture vivrière et on bénéficie d’une eau exceptionnelle car on est dans une zone volcanique. Avec vingt communautés autochtones, on s’est réunis et on a décidé d’occuper l’usine de Bonafont qui appartient à la multinationale Danone car on pense que c’est notamment à cause d’elle qu’on manque d’eau. Le 22 mars 2021, on a fait un piquet de grève devant l’usine. Plus personne ne rentre, plus personne ne sort ! On était entre 700 et 800 personnes à bloquer. Au bout de quatre mois, faute d’une réaction du gouvernement local ou du gouvernement fédéral, on a organisé un procès public où on a symboliquement jugé le gouvernement, l’entreprise et les institutions en charge de l’eau. On est entrés dans l’usine et, devant les caméras de télé, on a détruit le puit destructeur d’eau. Puis, pour lutter contre le capitalisme, on a collectivement ouvert une Maison des peuples dans l’usine, avec une école, une bibliothèque, des animaux d’élevage et un centre de conférences ».
La fête anticapitaliste et zapatiste est toutefois interrompue par les forces de l’ordre le 15 février 2022. Soit tout de même après presque une année d’occupation. « Ce jour-là, à l’aube au moins 500 hommes de la Garde nationale, plus la police militaire, plus une police privée embauchée par Danone nous ont délogé. Nos installations ont été détruites et nos animaux confisqués » poursuit ce témoin. Au jour d’aujourd’hui, l’usine Bonafont n’a pas été remise en marche mais les Pueblos Unidos pensent que c’est temporaire.
En attendant de savoir si Danone quittera le Cholulteca ou non, les Pueblos Unidos sont entrés en contact avec les collectifs français EBC 63 de Volvic et Eau 88 de Vittel pour unir les forces. Et c’est bien tous ensembles qu’ils s’apprêtent maintenant à écrire un nouveau chapitre de la guerre de l’eau.