La Clé des Champs poursuit son immersion au sein de la campagne activiste menée par le fonds londonien Bluebell Capital Partners. Celle-ci cible le chimiste belge Solvay et son usine italienne à carbonate de soude située à Rosignano, en Toscane. Une campagne impitoyable menée à l’anglo-saxonne et qui trouve des relais dans la classe politique italienne.
Bruxelles, le 10 mai 2022. Toute la salle qui accueille l’assemblée générale du groupe Solvay retient son souffle. Alors que la session des traditionnelles questions réponses s’achève, un dernier actionnaire demande à prendre la parole. Il s’agit de Giuseppe Bivona, 58 ans, co-fondateur et co-dirigeant du fonds activiste Bluebell Capital Partners, venu spécialement de Londres. Crispation immédiate des visages des dirigeants de Solvay. Dans la salle de presse, le service communication lâche un cri du cœur : « oh non, pas lui ! ».
C’est vrai que cet activiste chevronné, ancien de Lehman Brothers, Morgan Stanley et Goldman Sachs, vient de plomber cette assemblée générale. Quelques jours auparavant, il a envoyé pas moins de 106 questions techniques sur l’usine de Rosignano. Questions auxquelles l’industriel a répondu en direct. Initialement prévu sur deux heures, le meeting s’est éternisée six heures durant…
Un rapport de force instauré
Au final, Giuseppe Bivona ne posera pas de nouvelles questions ni ne réclamera le départ de la pédégère de Solvay comme dans le passé. Il se contentera d’un sobre plaidoyer sur la responsabilité environnementale des entreprises. Mais la tension que sa seule présence suscite en dit long sur le rapport de force que ce fonds doté de 250 millions d’euros d’actifs a instauré avec Solvay, 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Comme La Clé des Champs l’a relaté, la campagne activiste de Bluebell Capital Partners a débuté en septembre 2020. En cause : l’usine de Rosignano, propriété du groupe Solvay, qui produit du carbonate de soude. Chaque année, cet établissement déverse dans la mer Méditerranée jusqu’à 250 000 tonnes de matières solides dont environ 30 tonnes de métaux lourds. Cette pollution était dénoncée de longue date par des militants écolos comme l’association Médecine Démocratique.
Le député toscan du Mouvement 5 Etoiles, Francesco Berti, avait rejoint et appuyé la contestation locale lui conférant une visibilité régionale puis nationale. Puis l’arrivée du fonds activiste Bluebell Capital Partners, à grand renfort d’articles dans des médias anglosaxons d’envergure, avait donné une visibilité internationale au dossier.
Objectif : créer une coalition d’actionnaires contestataires
L’activisme actionnarial consistant essentiellement à peser sur la stratégie des entreprises en formant des coalitions d’actionnaires, c’est tout naturellement que Bluebell s’attèle à réveiller les détenteurs d’actions Solvay. Avec toutefois un obstacle de taille : les héritiers d’Ernest Solvay, le fondateur du groupe, regroupés au sein du véhicule financier Solvac, sont largement majoritaires. Ils détiennent en effet 31,48 % de l’entreprise et, jusqu’ici, se sont montrés unis. Tout comme le conseil d’administration. En témoigne la lettre, particulièrement virulente, que ce dernier a publié le 10 février dernier et qui cible nommément le fonds activiste. « Il est difficile d’imaginer comment Bluebell, un fonds sans expertise connue en sciences ou en chimie de l’environnement et sans expérience en matière d’investissement durable, comprendrait mieux les activités de carbonate de sodium de Solvay que les régulateurs environnementaux et les scientifiques indépendants qui supervisent et surveillent le site de Rosignano depuis des décennies, conformément aux exigences strictes de l’UE et de l’Italie » peut-on y lire…
Qu’à cela ne tienne, Bluebell jette alors son dévolu sur le deuxième actionnaire de Solvay : le fonds BlackRock, propriétaire de 3,10% du chimiste. Dans un passé récent, son PDG, Larry Fink, s’est fendu d’envolées lyriques en faveur du développement durable. Le 19 avril dernier, Bluebell tente de mobiliser le patron de BlackRock contre la politique environnementale, sociale et de gouvernance (ESG) de Solvay dans un courrier au ton incisif : « En tant qu’un des principaux actionnaires de Solvay, quelles mesures BlackRock a pris pour exiger de l’entreprise qu’elle arrête ce rejet catastrophique en mer Méditerranée, autre que de refuser de se joindre à une pétition sur la plateforme collaborative de l’UNPRI qui demande simplement à Solvay de se conformer aux directives des Nations Unies sur le développement durable ? Nous nous demandons en quoi est-ce trop demander à un gestionnaire d’actifs de 10 000 milliards de dollars signataire de l’UNPRI et dont le mantra est de « placer la durabilité au centre de l’approche d’investissement ».
Peser sur les votes lors de l’assemblée générale
BlackRock et son Pdg restant de marbre, Bluebell tente alors de coaliser d’autres actionnaires de Solvay en vue de l’assemblée générale où sont traditionnellement voté des résolutions essentielles à la gouvernance de l’entreprise. L’une de ces résolutions intéresse en particulier le fonds activiste : la ratification des actes du conseil d’administration pour l’année 2021. Autrement dit, l’approbation du travail accompli par les administrateurs pour l’année écoulée. « C’est en quelque sorte un référendum. On sait que s’il y a des controverses ou des risques réputationnels pour l’entreprise, les investisseurs votent contre » explique Giuseppe Bivona quelques jours avant la tenue de l’assemblée générale.
Les grands investisseurs n’ayant guère le temps de se plonger dans la stratégie des entreprises avant de voter délèguent cette tâche à des proxys advisors. Tels des influenceurs, ces derniers émettent des recommandations de votes et des avis qui seront suivis ou non. Très courtisés par les activistes, les principaux proxys se nomment Glass Lewis, ISS et Proxinvest.
Et justement, le 22 avril dernier, alors que la préparation de l’assemblée générale de Solvay bat son plein, Glass Lewis émet un avis négatif appelant à voter contre les actions du conseil d’administration pour 2021 !
Le proxy explique sa position de la façon suivante : « l’exposition de la Société au risque de réputation a considérablement augmenté lors de l’année écoulée, à la suite d’allégations selon lesquelles les rejets de l’usine de Rosignano (…) pourraient contenir des polluants de métaux lourds, et de l’attention connexe des médias, ainsi que de certains actionnaires et militants. A la lumière de ces développements, nous estimons que les atteintes à la réputation découlant de ces problèmes peuvent en fin de compte avoir un impact négatif sur la valeur actionnariale. » Et Glass Lewis d’appeler à voter contre cette proposition…. Avant de se raviser quelques jours plus tard…
Dans un second avis émis le 2 mai 2022, le proxy ne recommande plus de voter « contre » mais plutôt de s’abstenir… de voter. Au final, cette résolution concernant le conseil d’administration de Solvay sera approuvée à 92,17 % lors de l’assemblée générale, contre 98 % l’an passé.
Les clients de Solvay mis sous pression
Un autre axe de la campagne de Bluebell est l’envoi de missives à deux gros clients de Solvay : les Français L’Oréal et Saint-Gobain. Le choix de ces cibles ne doit rien au hasard : « La CEO de Solvay siège au conseil d’administration de L’Oréal et une administratrice de Saint-Gobain siège également au conseil d’administration de Solvay » rappelait Giuseppe Bivona avant l’assemblée générale du groupe. « J’estime que s’ils achètent du carbonate de soude à Solvay en connaissant le problème environnemental de Rosignano, ils ont leur part de responsabilité. C’est pour ça que je leur ai écrit : pour les prévenir de la pollution engendrée par l’usine de Rosignano ».
Si les courriers de Bluebell rencontrent peu d’échos chez L’Oréal, il semble en aller autrement chez Saint-Gobain. Détail non négligeable, courant mai 2022, Bluebell a annoncé avoir lancé une campagne activiste ciblant Saint-Gobain. Le fonds réclame la scission des activités Distribution et Construction de matériaux ainsi que le départ du président, Pierre-André de Chalendar, à la tête de l’entreprise depuis 2010.
Contacté par La Clé des Champs, Saint-Gobain, qui a la réputation d’avoir une politique ESG responsable, fait savoir que « chaque fois qu’un problème de chaîne d’approvisionnement lié au développement durable est porté à notre attention, nous lançons un processus par lequel nous nous engageons directement avec le fournisseur pour obtenir plus d’informations sur le problème identifié. Au cours de ce processus, nous posons des questions à l’entreprise et demandons souvent des données supplémentaires pour étayer notre évaluation. Le cas échéant, nous pouvons même demander à des tiers de fournir une évaluation externe de la situation. Grâce à ces informations, nous décidons si nous continuons à travailler avec le fournisseur, si nous lui demandons d’apporter certains changements à ses activités ou si nous cherchons une autre source d’approvisionnement.
Comme on peut s’y attendre, ces situations évoluent souvent, et au fur et à mesure que nous nous engageons avec nos fournisseurs ou que de nouvelles informations sont disponibles, nous pouvons ajuster notre évaluation si nécessaire. Solvay ne fait pas exception à la règle ».
Également contacté par La Clé des Champs, Solvay précise entretenir « des contacts étroits avec ses clients et valorise la transparence sur ses procédés de fabrication. La teneur de ces entretiens sont toutefois confidentiels ».
Un renouvellement de permis qui pose question
Après la perturbation des assemblées générales, la mise sous pression de clients, le troisième pilier de la campagne de Bluebell Capital Partners contre Solvay repose sur des actions devant la justice italienne. Si les plaintes déposées précédemment par le fonds, notamment pour greenwashing, sont toujours en cours d’examen, un évènement pour le moins inattendu a permis de relancer la machine judiciaire.
En janvier 2022, le ministère italien de la Transition écologique renouvelle le permis IPPC (prévention et contrôle de la pollution) de l’établissement pour les douze prochaines années. Sans ce permis, l’usine ne peut pas opérer.
L’entreprise annonce elle-même la bonne nouvelle le 26 janvier 2022 dans un communiqué : « l’usine peut continuer à fonctionner en conformité avec les exigences règlementaires italiennes et européennes. Le renouvellement est intervenu après un examen approfondi des opérations de Rosignano, mené pendant trois ans par un comité d’experts indépendants. »
Dans le camp adverse, où la nouvelle ne sera découverte que quelques semaines plus tard, c’est la douche froide. Puis la colère. Et pour cause : le ministère a renouvelé ce permis par anticipation, cinq ans avant l’expiration du précédent permis !
Contacté à deux reprises par La Clé des Champs, le ministère italien de la Transition Ecologique se mure dans un silence total.
Plus disert, l’industriel belge justifie, lui, ce renouvellement par anticipation en ces termes : « Le processus complet d’examen du permis IPPC a été motivé par l’adoption en 2017 de nouvelles exigences de l’UE applicables à Inovyn (une société non liée à Solvay mais partageant le même site) et à notre activité de Peroxides – et qui exigeaient une revue de leurs permis d’exploitation. Toutes ces entités sont couvertes par le même permis, car nous partageons le même site de production. Le processus de renouvellement a donc été demandé par le ministère dès 2018, et initié en février 2019, et a pris environ trois ans pour être achevé ».
Questions au gouvernement restées sans réponses
Le député toscan du Mouvement 5 Etoiles Francesco Berti, qui dénonce depuis des années la pollution engendrée par l’usine, fustige le laisser-aller du ministère de la Transition écologique : « Je ne peux que déplorer d’être d’avantage écouté par des ONG de protection de l’environnement que par le ministre de la Transition écologique. Par manque de moyens autant que par désinvolture, son administration ne gère pas le problème de cette usine. On a un nouveau ministre de l’environnement tous les 18 mois en Italie et les dossiers ne sont pas suivis » déclare-t-il.
Début février 2022, Francesco Berti (tout comme deux sénateurs) interrogera même par écrit le ministre au Parlement. Hélas, cette question risque de demeurer sans réponse : le gouvernement de Mario Draghi, auquel appartenait le ministre en question, vient de tomber plongeant l’Italie dans une profonde crise politique…
Comme nombre d’observateurs, le député se demande si ce renouvellement anticipé du fameux permis pourrait s’expliquer par le fait que Solvay aurait tenté, en vain, de vendre courant 2021 sa division Carbonate de soude (soda ash). Dans ce schéma, il semblerait logique qu’un acheteur ait la garantie que l’usine ne soit pas en risque de fermeture à moyen terme.
Une hypothèse que le chimiste belge dément : « C’est inexact. En février 2021, Solvay avait annoncé qu’il allait procéder à la scission juridique de sa division Soda ash dans l’objectif de renforcer la transparence et la responsabilité financière et opérationnelle internes, et d’accroître la flexibilité stratégique. Il n’a jamais été question de procéder à une vente. En outre, en mars 2022, le groupe a annoncé le projet de scission de l’entreprise en deux entités distinctes et le Soda ash sera une entité prépondérante de l’une d’entre elles. »
Un ministre de la Transition écologique en conflit d’intérêt ?
Giuseppe Bivona de Bluebell Capital Partners a une analyse différente de la situation. Pour lui, le ministre de la Transition Ecologique, Roberto Cingolani, nage en plein conflit d’intérêt. Comme le fonds activiste l’a écrit dans un communiqué daté du 17 février 2022 : « Le ministre italien, dans son ancien rôle de cadre dirigeant de la société de défense Leonardo Spa, a annoncé le 2 février 2021 (c’est-à-dire onze jours avant sa nomination au poste de ministre) une joint-venture entre Leonardo Spa et Solvay. A notre connaissance, l’actuel ministre de la Transition écologique, nommé en février 2021, n’a pas démissionné de Leonardo Spa, mais a plutôt pris un congé ».
Pour tenter de faire annuler le renouvellement de ce permis, Giuseppe Bivona a lancé deux procédures judiciaires à quelques mois d’intervalle. La première est un recours déposé en mars 2022 devant le tribunal administratif de Toscane demandant purement et simplement l’abrogation du permis.
Deux ONG se sont associées à lui dans cette démarche : le WWF Italie et la plateforme américaine de protection des océans Project Zero. Créée par l’ancienne productrice new-yorkaise de télévision Michele Clarke cette plateforme affiche un double objectif : aider aux levées de fonds et éveiller les consciences.
Des people comme ambassadeurs
Pour populariser ses messages et plaidoyers, Project Zero travaille avec des people qui font office d’ambassadeurs de la cause des océans. C’est par exemple le cas des actrices Sienna Miller et Liv Tyler, de la chanteuse Rita Ora, du top model Cara Delevingne ou de la princesse britannique Eugénie d’York.
« 95% des grands poissons ont déjà disparus. Malgré cela, au niveau mondial, seulement 3% des dons vont à la protection de l’environnement et à peine 6% de ces 3% aux océans. Il y a beaucoup de projets et de bonnes volontés pour sauver les océans mais ces projets peinent à trouver des financements sur la durée et n’ont pas de visibilité significative. C’est à ça que Project Zero veut remédier. Alors, oui, nous n’avons pas hésité à nous associer à la plainte de Bluebell Capital Partners et c’était bien le minimum que nous pouvions faire » estime Michele Clarke.
La seconde procédure judiciaire lancée par Giuseppe Bivona en juin 2022 est une plainte pénale déposée conjointement avec le sénateur italien Elio Lannutti (cf. son interview ci-dessous) qui cible un éventuel conflit d’intérêt du ministre Roberto Cingolani avec l’industriel belge.
Contacté par La Clé des Champs au sujet de cette plainte pénale, le groupe Solvay affirme qu’« il ne peut y avoir de conflit d’intérêt, puisque le processus de renouvellement fait suite à une mise à jour des directives européennes, auxquelles les autorités italiennes ont répondu. Le processus a été initié plusieurs années avant que M. Cingolani ne devienne ministre. »
Les relations toscanes de Solvay
Plus qu’un hypothétique conflit d’intérêt entre le ministre et Solvay, le député Francesco Berti préfère braquer les projecteurs sur les relations entre l’industriel et les politiques toscans. Ainsi, le 30 juin dernier, il dénonçait dans la presse italienne la nomination du directeur général de Solvay Italie, Marco Colatarci, comme président de la société qui gère la décharge de Scapigliato à Rosignano Marittimo. « Le site Solvay de 220 hectares est contaminé par de l’arsenic, du mercure, des composés organochlorés et des PCB (…). Tout cela montre à quel point la nomination de Colatarci à la présidence d’une société qui s’occupe du traitement et de l’élimination des déchets et avec laquelle Solvay pourrait également faire affaire à l’avenir est inappropriée et inquiétante ».
Cerise sur le gâteau, le député dénonce également la nomination au poste de directeur général de cette décharge de l’ancien maire (Parti Démocratique) de Rosignano Marittimo et actuel secrétaire de province de son parti, Allesandro Franchi. « Pendant dix longues années, en tant que maire, Franchi aurait dû travailler pour contrôler les activités de Solvay afin de protéger l’intérêt public. Pour moi, si on doit parler de conflit d’intérêt, c’est sur ces deux nominations qu’il faut se pencher » déclare Francesco Berti.
Solvay lance un vaste audit environnemental
Si Solvay nie tout conflit d’intérêt comme d’ailleurs tout problème environnemental causé par son usine, le groupe belge a néanmoins jugé utile de commander un audit environnemental à une société indépendante. Cette étude « avalisée par le comité exécutif du groupe » a été confiée à la société Ramboll Italie, filiale du groupe danois Ramboll.
Selon Solvay, les objectifs étaient doubles : « 1/ évaluer les concentrations de métaux dans les “plages blanches” proches de la décharge du site industriel de Solvay à Rosignano ; et 2/ tester et vérifier la qualité de l’eau au point d’échantillonnage du carbonate de soude ».
Toujours selon l’industriel, les conclusions de cet audit sont rassurantes : « les concentrations de métaux provenant du point de rejet SP4, tant en phase dissoute que dans la phase solide, ne sont pas néfastes pour la santé humaine et l’environnement marin et ne créent donc aucun danger. »
Sans surprise, cette heureuse conclusion fait bondir Giuseppe Bivona de Bluebell Capital Partners. Il manque même de s’étouffer en prenant connaissance du contenu de l’audit (qui est accessible ici ) « Le rapport, tel que commandé par Solvay, est à notre avis d’un amateurisme embarrassant, manque de tout fondement scientifique, montre une mauvaise compréhension de la question environnementale à Rosignano, est peu concluant et construit de manière ridicule » publie le fonds dans un communiqué incendiaire daté du 9 juin dernier.
En cause selon Giuseppe Bivona, le choix de quatre lieux géographiques distincts en Italie avec lesquels les relevés effectués à Rosignano ont été comparés. « Comment est-ce que ces quatre lieux, tous connus en Italie pour battre des records de pollution – il y en a même un qui s’appelle « la colline empoisonnée » – ont été sélectionnés ? L’étude ne le dit pas ».
De son côté, le groupe Ramboll, contacté par La Clé des Champs, préfère botter en touche : « Comme vous pouvez le comprendre, Ramboll ne peut pas fournir de commentaires détaillés sur des missions client spécifiques ».
Le rapporteur spécial de l’ONU poursuit son enquête
Si les actions judiciaires n’aboutiront pas, au mieux, avant des années, il y a un dossier qui menace Solvay à très court terme : l’enquête en cours du rapporteur spécial des Nations Unies sur les substances toxiques et les droits de l’Homme, Marcos Orellana.
Après s’être rendu en Italie fin 2021 -où il a notamment rencontré le député Francesco Berti -, M. Orallana avait déclaré « avoir reçu des informations durant sa visite au sujet de la pollution créée par l’entreprise Solvay dans le Livourne, en Toscane. J’ai l’intention d’explorer ce sujet pendant la préparation du rapport ». Cette déclaration avait surpris car la tournée italienne de Marcos Orellana ne concernait pas le cas de l’usine de Rosignano.
Toujours est-il que le rapporteur spécial de l’ONU semble avoir tenu parole puisqu’en mai dernier, il confiait au très sérieux journal suisse Neue Zürcher Zeitung « regarder de très près Rosignano Solvay ». Mais pas seulement. L’Etat italien et ses « normes de qualité de l’eau dépassées depuis des décennies » sont tout autant, si ce n’est plus, dans le collimateur du rapporteur spécial. Son rapport est attendu pour le mois de septembre 2022.
Pour en savoir plus :
- Incontestablement la meilleure enquête publiée sur l’usine de Rosignano et parue chez Bloomberg (en anglais) : https://www.bloomberg.com/graphics/2022-italian-beach-tuscany-coast-solvay-dumping/
- Un beau et court documentaire sur les rejets de l’usine de Rosignano diffusé sur Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/100748-004-A/toxic-tour-4-6/
- La page que le groupe Solvay consacre à son usine de Rosignano sur son site web : https://www.solvay.fr/rosignano
INTERVIEW : « Je sais pour la pollution de Solvay depuis les années 90 »
Elio Lannutti est sénateur depuis 2009 et chef de file du groupe parlementaire « Constitution Environnement Travail », classé divers gauche.
En juin, vous avez dénoncé au procureur de la République un possible conflit d’intérêt du ministre de la Transition écologique, Roberto Cingolani, numéro deux du gouvernement italien jusqu’à la chute du premier ministre Mario Draghi le 20 juillet. Pourquoi ?
Onze jours avant d’être nommé ministre de la Transition écologique en 2021, Roberto Cingolani, alors en poste dans l’entreprise de défense et d’aéronautique Leonardo, a signé un contrat entre Leonardo et Solvay pour un projet de laboratoire de recherche conjoint. Une fois ministre, son ministère a très vite renouvelé, pour des raisons inconnues et avec cinq ans d’avance, le permis permettant à l’usine de Rosignano Solvay de fonctionner. Pourquoi ce renouvellement anticipé ?
En tant que sénateur, j’ai officiellement posé la question au ministre Cingolani. Il n’est légalement pas tenu de me répondre et ne l’a d’ailleurs pas fait. Par contre, le député Francesco Berti l’a interrogé au Parlement. Il est obligé de répondre à un député et, à ma connaissance, ce n’est pas encore le cas.
On sent bien que quelque chose ne va pas. C’est à la justice d’enquêter.
Vous avez porté plainte au pénal conjointement avec Giuseppe Bivona du fonds activiste Bluebell Capital Partners. Comment l’avez-vous connu ?
Je l’ai connu il y a bien longtemps, lorsque je travaillais dans la banque. Des années plus tard, on s’est retrouvé tous les deux actionnaires de la banque Monte dei Paschi di Siena (MPS) qui a connu l’un des plus retentissants scandales financiers jamais survenus en Italie en 2013. MPS a perdu 91% de sa capitalisation boursière en cinq ans… Alors, avec Giuseppe Bivona et Beppe Grillo, le fondateur du Mouvement Cinq étoiles, on a mené le combat ensemble pour que justice soit faite dans ce dossier.
Etes-vous optimiste quant à l’aboutissement de votre plainte pénale contre Solvay ?
C’est vrai qu’en Italie la justice ne fonctionne pas toujours bien (rires). Mais elle a très bien fonctionné dans l’affaire MPS où les dirigeants de la banque de l’époque ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Il y a donc raison d’espérer.
Depuis quand êtes-vous au courant de l’existence des fameuses « plages blanches » de Rosignano créées au fil du temps par les rejets de l’usine Solvay ?
Depuis les années 90. A l’époque, je dirigeais l’association ADUSBEF, qui défend les usagers des banques et des organismes financiers, que j’ai d’ailleurs créée. Un membre de l’association m’avait alerté de l’existence de ces plages et je suis allé les voir. J’en ai à peine cru mes yeux. Puis, lorsque j’ai été élu sénateur en 2009, j’ai entamé un combat contre Solvay et ces plages en posant notamment des questions en tant que politique. Et aussi en prenant la parole publiquement à ce sujet. Je n’ai pas peur de m’attaquer à un groupe de la taille de Solvay.
Avez-vous des compétences particulières en matière d’environnement ?
Journaliste de profession, j’ai contribué à fonder un hebdomadaire d’investigation, « Avvenimenti », en 1988. J’ai notamment travaillé avec des personnalités de l’écologie italienne comme Fabrizio Giovenale, le fondateur de l’ONG Legambiente, très connue en Italie. Je n’ai jamais hésité à mener ce combat et à dénoncer les scandales même en tant que président d’Emas-Ecolabel (2007-2010), le comité de certification de l’UE. Depuis lors, j’ai reçu de nombreuses plaintes et pas seulement pour diffamation (rires) !
Quelles seront vos prochaines actions en ce qui concerne l’usine de Rosignano Solvay ?
Ce seront essentiellement des initiatives politiques menées en tant que sénateur. A la fin des séances parlementaires, il est de tradition que les groupes politiques disposent d’un peu de temps pour dialoguer avec les membres du gouvernement présents. J’attends avec délectation que Roberto Cingolani vienne…
Cet entretien a été réalisé le 29 juin à Rome, soit avant la chute du gouvernement de Mario Draghi et la dissolution du Parlement.
