Tout le monde s’en souvient dans la Plaine. Le 18 décembre dernier, ceux que les médias surnommaient « les frondeurs » prenaient le pouvoir chez Tereos. Aussitôt élu président du conseil de surveillance, Gérard Clay destituait Alexis Duval, le président du directoire, et le remplaçait par Philippe de Raynal, ancien d’Axereal.
Un peu plus de six mois après cette révolution menée au nom d’une vision exigeante de ce que doit être la coopération française, qu’est devenu Tereos, le deuxième producteur mondial de sucre fédérant 12 000 planteurs, 23 000 salariés et implanté dans 18 pays ?
Le 24 juin dernier, lors de l’assemblée générale de la coopérative, la nouvelle équipe a été reconduite sans suspens. « Gérard Clay a été réélu à la tête du conseil de surveillance par 21 voix sur 23 dont une blanche, la sienne. Un nouveau membre, Constant Thirouin, fait son entrée au conseil en remplacement d’Olivier Legrand qui était un proche d’Alexis Duval » raconte l’un des participants.
Le conseil de surveillance reprend le pouvoir
Cette assemblée générale a permis d’entériner les premiers grands chantiers de gouvernance qui visent à replacer les coopérateurs au cœur des décisions. Un virage à 360° puisqu’au fil des années, c’est le directoire qui était devenu le seul organe décisionnaire.
Pour assumer de nouveau ses fonctions prévues par les statuts de la coopérative, le conseil de surveillance a été remanié en profondeur. Il s’organise dorénavant autour de trois pôles. Le premier, le pôle Métiers, se compose de commissions par type de production (betteraves, luzerne, pommes de terre, nutrition animale) chargées de contrôler et de remonter les chiffres production par production au conseil de surveillance. Une première chez Tereos.
Le second pôle, dédié aux finances, possède notamment un comité d’audit, chargé de contrôler les comptes du groupe remontés par le directoire. Et, pour la première fois au sein d’une coopérative française, un comité des risques a vu le jour. Il veillera notamment au respect de critères de compliance au sein des filiales à l’étranger qui disposent d’une large marge de progression en la matière.
Le troisième pôle se consacre, lui, à la gouvernance. Ainsi, pour la première fois, un comité des rémunérations a vu le jour. Son rôle consiste essentiellement à proposer au conseil de surveillance les rémunérations des membres du directoire et à les harmoniser. Jusqu’ici le conseil de surveillance n’était pas informé des rémunérations du directoire…
Toujours au sein du pôle Gouvernance, une commission juridique a été créée avec pour mission de transformer le conseil de surveillance en conseil d’administration, ce qui est de facto déjà le cas. Et, à terme, d’y ajouter deux administrateurs indépendants.
Enfin une commission en charge des formations a été instaurée et une première session en finance a été dispensée aux membres du conseil de surveillance par un professeur de l’ESSEC.
En parallèle, pour fluidifier le fonctionnement de la coopérative, le nombre de membres du conseil de surveillance a été réduit de 25 à 23 avec pour objectif final de passer à 18 membres.
Même tendance à la baisse pour le nombre des conseillers de régions, passés de 181 à 140 et dont le chiffre devrait encore diminuer.
Tereos dans le rouge pour 2020/2021
Trois semaines avant l’assemblée générale, la nouvelle équipe a présenté les résultats financiers 2020/2021 de la coopérative dont les comptes ont été clos le 31 mars dernier. Des résultats jugés « insuffisants » par Gérard Clay puisque quatre ans après la fin des quotas européens, Tereos est toujours dans le rouge avec un résultat net de – 133 millions d’euros. Le chiffre d’affaires est lui constant à 4,317 milliards d’euros et l’EBITDA progresse de 11% à 465 millions d’euros.
Cet exercice a été marqué par une campagne sucrière record au Brésil et des prix du sucre en progression qui ont permis de compenser la campagne betteravière en Europe. Cette dernière a en effet été ternie par la jaunisse et une météo défavorable.
La bonne nouvelle semble venir de l’attitude de neutralité bienveillante des marchés financiers. En effet, en avril dernier, soit quatre mois après l’arrivée du tandem Clay-de Raynal, Tereos annonçait l’émission d’un emprunt obligataire de 125 millions d’euros à échéance 2025 au taux de 5,79%. Soit un taux nettement plus compétitif pour la coopérative que le précédent emprunt obligataire de 300 millions d’euros effectué en octobre 2020 à 7,50 %.
Le Crédit Agricole reviendra-t-il en force au sein du pool bancaire ?
Le nouveau service financier de Tereos a également entamé une tournée des banques garantes de la coopérative et composant son pool bancaire alors que l’endettement demeure élevé, à 2,533 milliards d’euros. Avec pour mot d’ordre, « la transparence ».
Ce pool repose aujourd’hui essentiellement sur trois établissements : BNP Paribas, Rabobank et Natixis. D’après des indiscrétions, les relations seraient progressivement redevenues fluides alors que, courant 2020, ces banques envoyaient des signaux négatifs sur leur volonté de continuer à suivre Tereos dans ses besoins en financements.
A court-moyen terme, l’enjeu sera de savoir si le Crédit Agricole qui, en désaccord majeur avec la stratégie d’Alexis Duval, avait réduit son poids au sein du pool bancaire au strict minimum, acceptera d’y revenir au premier plan.
Cela aurait notamment l’avantage de permettre à Tereos de réduire sa dépendance aux emprunts obligataires, donc aux marchés financiers. « Depuis deux ou trois ans, le Crédit Agricole tirait la sonnette d’alarme s’estimant surexposé au risque en raison de la spirale d’endettement dans laquelle l’ancienne direction de Tereos avait précipité la coopérative. Les coopérateurs étant responsables jusqu’à deux fois leurs parts sociales, une défaillance de Tereos aurait lourdement impacté le Crédit Agricole qui est le garant et le banquier de nombreux planteurs français » explique ce céréalier au fait du dossier.
Des chiffres communiqués par productions aux coopérateurs
D’après différents témoignages recueillis, la nouvelle équipe à la tête de Tereos semble également avoir tenu un langage de transparence aux adhérents comme en témoigne Damien Brunelle, président de France Grandes cultures, vice-président de la Coordination rurale, coopérateur Tereos et soutien de longue date des anciens « frondeurs ». «
Nous avons rencontré Gérard Clay à deux reprises depuis son élection et il nous a tenu un langage de vérité qui, personnellement, m’a touché. On est sortis des bobards où, pour nous endormir, on nous communiquait un chiffre d’affaires forcément en progression puisque le groupe s’agrandissait à l’étranger… Et puis surtout, pour la première fois, nous avons eu connaissance des chiffres usine par usine ainsi que production par production (betteraves, luzerne, pommes de terre…). Cela a engendré des remous chez les adhérents car on a découvert que la betterave finançait la pomme de terre, qui est clairement déficitaire. Gérard Clay a été ferme sur le fait que, soit on sauve la pomme de terre, soit on arrête, mais qu’on ne pouvait pas continuer ainsi » témoigne-t-il.
Les pénalités des contrats des adhérents revues à la baisse
Autre point sensible pour les coopérateurs : le prix de la betterave. Selon les témoignages recueillis, le conseil de surveillance ne s’est pas engagé sur un prix de façon anticipée, même oralement, comme cela peut être le cas dans d’autres coopératives, sans garantie du respect de la parole donnée.
La direction de Tereos semble faire le pari que les coopérateurs continueront à produire de la betterave mais préfère visiblement prendre les devants au cas où. « Pour la première fois, des équipes de Tereos se sont rendues dans les exploitations pour s’enquérir de nos intentions de surfaces » remarque ce coopérateur. « Et le système de lourdes pénalités qui prévalait si on ne respectait pas 100% de notre contrat va être revu. Dorénavant, nous devrons respecter 85% de nos engagements » complète Damien Brunelle.
Confirmation du côté de Tereos : « une enquête a effectivement été lancée auprès de tous nos coopérateurs pour évaluer les emblavements en betterave sur cinq ans. L’idée est d’essayer de faire en sorte que, dès l’année prochaine, les coopérateurs aient la possibilité de revoir les emblavements à la hausse ou à la baisse, dans une tolérance de 15% de leur contrat ».
Tout le monde a en effet conscience que les engagements contractuels n’ont qu’une durée de cinq ans et que dans l’Hexagone, Tereos doit saturer ses usines pour conserver son outil industriel (neuf sucreries sur le territoire national) au complet.
Risques de fermetures d’usines et cessions d’actifs : les syndicats toujours très vigilants
Les fermetures d’usines en France sont la principale hantise des syndicats de Tereos qui ont montré qu’ils pouvaient donner de la voix face aux coopérateurs. En décembre 2020, au plus fort du conflit entre Gérard Clay et Alexis Duval, la CGT, la CFDT, FO et la CGC s’étaient regroupées pour lancer un appel intersyndical à la grève. Et dénoncer pêle-mêle les risques de fermetures d’usines en France, « un mariage forcé » avec le concurrent Cristal Union et le « démembrement » de la branche Céréales afin de « remonter du cash très rapidement » vers les coopérateurs.
Si le projet d’une fusion entre Tereos et Cristal Union est un vieux serpent de mer qui agite la plaine depuis des années – il se dit que la paternité du projet reviendrait à Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture aux puissants réseaux de 2012 à 2017 et que la CGB n’aurait pas été contre – rien n’indique, à ce jour, qu’il soit d’actualité.
Concernant des fermetures d’usines en France et les cessions d’actifs à l’étranger, les syndicats demeurent sur leurs gardes. « Aussitôt en place, la nouvelle direction a commandé des audits financier, commercial et industriel dont on attend toujours les résultats. Mais aucune information ne filtre. Ils se cachent derrière ces audits. On ne nous met pas dans la confidence. Sous Alexis Duval, on avait d’avantage d’informations. Maintenant, on doit s’en référer aux médias. Donc, les questions que nous posions en décembre sont toujours d’actualité. Va-t-on déshabiller la mariée pour rembourser les dettes ? » s’interroge ce syndicaliste. Et l’inquiétude demeure palpable même s’il pense qu’il ne devrait pas y avoir d’annonces de fermetures de sites en France à court terme.
Du temps où ils étaient dans l’opposition, les anciens « frondeurs » affirmaient qu’ils feraient tout leur possible pour éviter des fermetures en France une fois au pouvoir. L’avenir dira si, contrairement à Cristal Union et Saint Louis Sucre, ils parviendront à contourner une restructuration de l’appareil industriel.
Des cessions d’actifs à l’étranger sont, elles, une certitude. Reste à savoir quelles filiales seront cédées (ou fermées faute de repreneur) et quand.
Huit filiales à l’étranger en difficulté structurelle
Damien Brunelle, de la Coordination Rurale et de France Grandes cultures, se souvient avoir entendu Gérard Clay et Gwenaël Elies, le directeur financier, annoncer en assemblée de région, chiffres à l’appui, que huit filiales « n’allaient structurellement pas bien du tout ». « Sans rentrer dans les détails, à l’étranger, à part la Réunion et le Brésil, le reste ne va pas ». Seraient notamment concernés la Chine (amidon), Palmital au Brésil (amidon), la Roumanie (sucre), l’Indonésie (amidon) et le Mozambique (sucre).
Si le Mozambique, que l’ancienne direction de Tereos aurait déjà essayé de céder, n’est pas vendable à l’heure actuelle en raison de la dégradation sécuritaire dans ce pays, il en va autrement des autres.
L’agence Reuters a jeté un pavé dans la mare le 1er juin dernier en publiant une dépêche bien enquêtée et non démentie par la direction de Tereos. Cette dépêche annonce que la coopérative a mandaté des experts pour tenter de retrouver un repreneur pour la Roumanie et serait en pourparlers « avancés » pour céder ses parts (49%) au singapourien Wilmar International avec qui Tereos a créé une joint-venture en Chine en 2012. Cette dernière, qui exploite deux amidonneries, est plombée par un lourd endettement et victime d’un déficit structurel, ce qui augure d’un montant de cession peu avantageux.
La branche Amidon restera un pilier de Tereos
Toujours en matière de cessions d’actifs, les syndicats ont un temps craint que la branche Amidon, qui représente bon an mal an entre 25 et 33 % du chiffre d’affaires de la coopérative mais qui a été fragilisée par une stratégie misant sur les volumes au détriment des marges, ne soit cédée.
Il faut dire qu’il n’y avait pas de fumée sans feu : dans la plus grande discrétion, l’ancienne direction avait mandaté la banque Rothschild pour vendre cette branche… Ce projet semble toutefois avoir été enterré par les nouveaux dirigeants qui entendent conserver les activités Amidon, notamment en France et en Europe, et parient sur leur redressement.
Selon différentes sources, les audits commandés par la nouvelle direction de Tereos sont désormais tous terminés et cette dernière y voit « maintenant clair ». Ne reste plus qu’à effectuer les annonces que tout le monde attend et qui tardent à venir.
Crédit photo : Michel Blossier