La Commission d’enquête parlementaire sur l’eau présente son rapport aujourd’hui. Forte de trente députés de tous bords et initiée par La France Insoumise, elle s’est penchée sur « la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés ». Entretien avec sa présidente, la député LFI du Val de Marne, Mathilde Panot.
Pourquoi une commission d’enquête parlementaire consacrée à l’eau ?
Parce que l’eau est un bien commun vital essentiel. Si on tire le fil de l’eau, on a des questions écologiques, sociales, sociétales et démocratiques qui se posent.
La France Insoumise (LFI) porte la question de l’eau depuis longtemps. Dès 2017, nous avons déposé une proposition de loi portant sur l’inscription du droit à l’eau dans la Constitution. Puis, en 2018 et 2019, LFI a successivement lancé deux missions d’information sur la qualité de l’eau d’une part et les conflits liés à l’usage de l’eau, d’autre part. Toutes deux étaient portées par Loïc Prud’homme (LFI, Gironde).
En janvier 2021, nous avons fait usage de notre droit de tirage qui permet aux groupes d’opposition d’obtenir une commission d’enquête parlementaire par an. Nous l’avons bien entendu consacrée à l’eau qui sera par ailleurs le fil rouge de la campagne de Jean-Luc Mélenchon pour 2022.
Cette commission, que je préside, regroupe 30 députés de tous bords politiques et le rapporteur en est Olivier Serva, de La République en Marche (LREM, Guadeloupe).
Quelles sont les conclusions du rapport que vous présentez ce 15 juillet 2021 ?
Pour mener à terme cette enquête parlementaire, nous avons réalisé 105 heures d’auditions, ce qui est beaucoup. Nous nous sommes penchés aussi bien sur des territoires géographiques que sur des cas particuliers. Par exemple, nous nous sommes rendus en Guadeloupe où le droit à l’eau des populations y est purement et simplement bafoué.
Le rapport confirme une mainmise du privé sur la ressource en eau en France, avec des conséquences très fortes. Ecologiques bien sûr, avec des cycles de l’eau perturbés et une pollution significative par l’agro-industrie. Mais aussi démocratiques. Le fait que des privés comme des minéraliers soient parvenus à récupérer une ressource vitale induit des problèmes de démocratie. Par exemple, à Volvic, des permis de construire ont été refusés à des citoyens car les pouvoirs publics craignaient qu’il n’y ait pas assez d’eau. Or, dans le même temps, Danone continue de pomper de l’eau pour commercialiser de la Volvic.
Avec ce rapport, notre objectif est de tirer la sonnette d’alarme pour éviter que nous n’arrivions à des situations extrêmes comme en Californie ou en Australie.
Que se passe-t-il en Californie et en Australie ?
L’eau y a été introduite en bourse avec des conséquences parfois dramatiques. On peut citer l’exemple des grands feux de forêts qui ont ravagé l’Australie en 2019 et 2020. Dans ce pays, l’eau s’achète et se vend sur les marchés financiers. Au moment même où les pompiers luttaient contre les incendies, 89 000 mégalitres d’eau ont été commercialisés par une entreprise de Singapour à un fond canadien pour 490 millions d’euros. Ce fond canadien a ensuite vendu cette eau à des vergers d’amandiers australiens… Cette ressource aurait été mieux employée à éteindre les feux.
Quelles préconisations effectue votre commission d’enquête pour éviter d’en arriver là ? (Au moment où cette interview est réalisée, la commission d’enquête n’a pas encore voté le contenu de ce rapport. Les préconisations citées sont le fruit d’un compromis entre la présidente de la commission et le rapporteur. Ce vote est prévu le 15 juillet 2021)
Il y a des préconisations que je vis comme des victoires idéologiques car elles ont été acceptées par le rapporteur qui appartient à LREM et dont les positions sont éloignées de celles de LFI. C’est le cas de la gratuité des premiers mètres cube d’eau qui doivent être réservés aux usages vitaux. C’est aussi le cas de l’affirmation que la gestion publique de l’eau, c’est-à-dire en régie, est plus bénéfique au plus grand nombre que la délégation de service public qui octroie à des privés le droit de gérer cette ressource.
Avec le rapporteur, nous préconisons aussi de mettre un terme au fait que les eaux souterraines soient exemptées des zones déclarées en état de sécheresse. On préconise en outre un encadrement strict des prélèvements des minéraliers en période d’étiage (baisse périodique des eaux).
Mais surtout, on préconise que l’Etat joue de nouveau son rôle.
C’est-à-dire ?
Aujourd’hui, l’Etat n’est plus en capacité ni de contrôler ni de réguler la gestion de l’eau. Ses moyens de contrôle, comme la police de l’eau, ont été affaiblis au fil des années. Des lois, comme celle de 2006 qui accorde aux citoyens la priorité en matière d’usage de l’eau, ne sont pas appliquées.
Sur le terrain, on constate que l’Etat ne sait plus ce qui se passe. Par exemple, à Volvic ou à Vittel, les pouvoirs publics que nous avons rencontrés ne savent pas pourquoi des autorisations de forages possiblement illégaux ont été accordées aux minéraliers.
Les agents de l’Etat ne connaissent pas, non plus, l’état des nappes phréatiques. Or cette donnée est cruciale pour décider de restrictions en période sécheresse ! Cela est d’autant plus inexcusable que les premières alertes sur le manque d’eau remontent à une trentaine d’années et qu’on ne découvre pas le phénomène.
La conséquence du recul de l’Etat est qu’on en arrive à une situation contre-nature où ce même Etat organise l’impunité des grands groupes auxquels il donne carte blanche pour faire ce qu’ils veulent.
Comment expliquez-vous un tel renoncement ?
Parce que ces grands groupes exercent un chantage à l’emploi. Par exemple, à Vittel, on a calculé qu’une personne sur trois a un lien avec l’activité d’embouteillage du groupe Nestlé. Les collectivités locales dépendent par ailleurs financièrement de ces groupes qui leurs versent des taxes et surtaxes. Rien que chez Vittel, ce montant atteint 7 millions d’euros par an ! En parallèle, il est fréquent que ces entreprises contribuent à l’entretien des équipements des communes, par exemple en finançant la rénovation d’un gymnase. Ces « petits » cadeaux et complaisances cohabitent aussi avec de la corruption en bonne et due forme.
Il faut ajouter à cela des liens étroits entre ces sociétés et la classe politique. Un seul exemple : au gouvernement, on compte ou on a récemment compté des ministres qui ont travaillé chez Danone et pour Véolia.
Dans un tel contexte où le lobby de l’eau a sur-infiltré l’Etat et la classe politique, il ne faut pas s’étonner que l’Etat ait fini par dévier.
Au sein de l’exécutif, y a-t-il une conscience du problème de l’eau et de l’urgence à y remédier ?
Non, pas du tout. Pour l’exécutif, l’eau est un thème de communication comme avec le Varenne agricole de l’eau de Julien Denormandie ou les Assistes de l’eau. Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, connaît d’ailleurs peu le sujet. Il y a par contre des députés de tous les bancs qui connaissent bien ces problématiques comme Martial Saddier (LR) qui est un vrai spécialiste et a pris le sujet à bras le corps. Néanmoins, l’eau n’est pas traitée avec le sérieux politique nécessaire à cet enjeu majeur de notre avenir.
Votre commission a enquêté sur la fusion entre Suez et Véolia qui défraie la chronique depuis des mois. Ce nouvel ensemble, qui induit le démantèlement du groupe Suez, a vu le jour dans une ambiance qui interroge puisque les parties concernées se sont plaintes d’un climat de violence et de menaces. Votre commission a-t-elle été la cible de pressions ?
Le principal problème que nous avons rencontré au sujet de Suez-Veolia est le fait que le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, ait refusé de se rendre à son audition et donc de répondre à nos questions. Cela est passible de deux ans de prison et de 7500 euros d’amende.
Autre difficulté rencontrée : cette sensation de verrouillage de la parole des acteurs entendus. Ils avaient visiblement bien préparé leurs interventions avec des avocats…
Pour le refus du secrétaire général de l’Elysée d’être auditionné, allez-vous effectuer un signalement au parquet ?
Pour lancer une procédure judiciaire, il faudrait que tous les membres de la commission d’enquête soient d’accord. Mais je pense que des pressions venues d’en haut ont été exercées sur les parlementaires LREM qui la composent. Donc je doute qu’un signalement au parquet puisse se faire…
En déduisez-vous que l’Elysée était à la manœuvre dans ce dossier ?
C’est absolument évident que cette opération n’a pas pu se mener sans l’accord de l’Elysée eu égard à la rapidité avec laquelle elle a abouti en période de pandémie mondiale ! Mais au final, ça aura été un petit meurtre entre amis où tout le monde a fini par se couvrir, entre ceux qui affirmaient qu’ils ne comprenaient pas quel avait été le jeu de l’Etat et ceux qui déclaraient sous serment que le secrétaire général de l’Elysée n’avait jamais passé un coup de fil.
Autre indice, le directeur général du Trésor, Emmanuel Moulin, avait trouvé un accord permettant de préserver Suez mais le patron de Véolia, Antoine Frérot, l’a refusé. Il l’a fait car il se savait protégé. Comment pourrait-il en être autrement ?
Il y a aussi eu le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, qui a joué les paravents. Il a fait part de son inquiétude, peut-être sincèrement, quant à cette fusion mais a été contredit dès le lendemain par le Premier ministre qui a déclaré que cette opération avait du sens. Puis Bruno Le Maire a été mis sur la touche. Si Bercy n’a pas son mot à dire, qui peut l’avoir à part l’Elysée ?
Quel est, selon vous, l’objectif de cette fusion entre Suez et Véolia ?
A mon sens, il y a plusieurs choses qui se jouent. D’abord, Emmanuel Macron a une idée précise de ce que doit être l’industrie française. Il veut redessiner des champions mondiaux et obtenir des mastodontes. Avec cette opération, je pense que l’objectif est de développer un big data de l’environnement. Cela va de pair avec l’idéologie présidentielle selon laquelle le marché est formidable et surtout moins cher que le public. Mais avec quels résultats, surtout dans le secteur de la Santé comme l’a montré la gestion du Covid.
Je pense qu’il y a aussi un mouvement de fond que le lobby de l’eau veut contrer : la régie publique revient en grâce face à la délégation de service public. On reparle de plus en plus des bienfaits de la régie, ce qui ne peut que contrarier les amis du banquier Macron !
Y a-t-il déjà des conséquences de cette fusion pour le secteur français de l’eau ?
Il y en aura une dès cet été avec les dépôts des candidatures en vue de la prochaine attribution du contrat de délégation de service public du Sedif, le Syndicat des eaux d’Ile-de-France. L’enjeu est énorme puisqu’il s’agit de désigner l’opérateur qui va gérer la distribution d’eau potable à 4,6 millions de Franciliens. Le contrat sera attribué en 2023 et le sortant est Véolia. Avec la fusion Suez-Veolia, y aura-t-il vraiment une concurrence ? On peut en douter et Veolia a toutes les chances d’être reconduite. On peut également regretter qu’aucune solution de régie publique ne soit proposée.
Mais le plus grand risque de cette fusion est de perdre des savoirs-faire industriels. A force de vendre notre souveraineté industrielle, on hypothèque notre avenir.