En Italie, des écolos, des médecins, des universitaires, le parti politique Mouvement 5 étoiles ainsi qu’un fonds activiste basé à Londres se sont ligués pour dénoncer la pollution engendrée en Toscane par le géant mondial de la chimie Solvay. Cette coalition aussi hétéroclite que redoutable serait-elle le précurseur de l’activisme du 21è siècle ?

C’est un décor de rêve prisé des photographes de mode. Du sable blanc à perte de vue, une mer qui hésite entre le bleu turquoise et le vert émeraude, le silence. Nous ne sommes pas dans une île perdue de la mer des Caraïbes mais en Italie. Plus précisément dans la petite ville toscane de Rosignano, à une centaine de kilomètres de Florence.

Passées les premières minutes d’émerveillement, des détails retiennent l’attention. Pourquoi ce sable si blanc alors que celui de la plage voisine est jaune ? D’où viennent ces effluves chimiques ? Pourquoi ces panneaux « Baignade interdite » qui jonchent le sol ? Que crache ce canal déversant une eau trouble sur la plage ?

« Tout ça, c’est à cause d’elle » assène Maurizio Marchi, militant écolo chevronné de l’association Médecine Démocratique. Sa main désigne en arrière-plan une énorme usine fabriquant du bicarbonate de soude, propriété du géant mondial de la chimie, le Belge Solvay.

Lanceur d’alerte contre Solvay depuis… 36 ans

Ce natif de Rosignano et ancien contrôleur des comptes au ministère de l’Economie dénonce les méfaits de cette usine depuis plus de trois décennies. Et compulse méticuleusement toutes les données disponibles sur le sujet.  « En 1986, j’ai rendu publique une étude épidémiologique datant de 1978 sur l’effet du CVM, un fort cancérogène produit à Rosignano de 1953 à 1978. A l’époque, Solvay ambitionnait d’ouvrir une nouvelle usine de CVM qui produirait le tiers de CVM de toute l’Italie ! La pétition que j’ai lancé contre ce projet a recueilli 6300 signatures et a engendré un référendum populaire. Ce dernier a eu lieu en novembre 1988. A la surprise générale, nous avons gagné alors même que tous les partis politiques soutenaient l’industriel. »

Trente-six ans plus tard, Maurizio Marchi tente de réitérer cet exploit. L’adversaire est toujours le même, Solvay, et le bicarbonate de soude, moins nocif, a remplacé le CVM. Mais son discours demeure sans concessions : Solvay pollue la Méditerranée en y déversant directement ses déchets toxiques depuis des années avec les conséquences que l’on peut imaginer sur les écosystèmes marins et la santé des habitants.

Avec son association Médecine Démocratique, qui milite pour la santé publique et la protection de l’environnement, Maurizio Marchi a fédéré une sorte de task force locale. Celle-ci repose sur le conseiller municipal de Rosignano Mario Settino, hommes de réseaux et responsable local du Mouvement 5 étoiles, sur des universitaires ou des médecins comme le cardiologue Claudio Marabotti qui dirige le service de cardiologie de l’hôpital de Cecina.

La municipalité bloque toute enquête

En 2016, Claudio Marabotti a réalisé une étude qu’il qualifie de « nature écologique ». Celle-ci recense les substances polluantes présentes sur deux sites distincts et compare la mortalité due à des maladies chroniques dégénératives non transmissibles telles que des maladies cardiovasculaires, de dégénérescence du système nerveux ou des tumeurs. « Nous avons croisé ces données pour les communes voisines de Rosignano, petite ville industrielle, et de Cecina, petite ville agricole et commerciale. On observe pour Rosignano une incidence significative de ces maladies. Cela pourrait indiquer un lien, théorique à ce stade, entre certaines substances polluantes et certaines maladies. J’utilise volontairement le conditionnel car il s’agit d’une étude de premier niveau dont les hypothèses doivent être impérativement confirmées par une étude plus poussée » explique le cardiologue.

« Hélas, cela fait depuis 2014 que nous demandons au conseil municipal de Rosignano une enquête approfondie sur les conséquences de la pollution sur les habitants de Rosignano. En 2019, soit trois ans après l’étude de Claudio Marabotti, une telle enquête a bien été approuvée et votée mais n’a jamais été réalisée malgré de multiples relances. Le maire bloque » complète le conseiller municipal d’opposition de Rosignano, Mario Settino. Contacté pour les besoins de cette enquête, l’édile n’a pas donné suite.

Le Mouvement 5 étoiles à la rescousse

Cette guerre somme toute classique entre des militants écolos et un industriel aurait pu rester cantonné à la petite ville de Rosignano. Mais courant 2020, elle a subitement pris une toute autre tournure et surtout une envergure internationale pour le moins surprenante.

En effet, Maurizio Marchi et ses acolytes ont reçu des soutiens de poids. C’est, dans un premier temps, le cas du Mouvement 5 étoiles. Fondé par l’humoriste Beppe Grillo en 2009, ce parti réputé populiste et antisystème a fait une razzia sur la vie politique italienne dans les années 2010 à 2020. Aujourd’hui dirigé par l’ancien premier ministre Giuseppe Conte, c’est l’un des rares partis italiens à faire de l’environnement un cheval de bataille.

Sur le terrain, c’est le député 5 étoiles Francesco Berti, 31 ans, qui mène la charge contre Solvay. Son discours est précis et construit. « Je n’accepte pas qu’une usine pollue de la sorte. Chaque année, elle déverse jusqu’à 250 000 tonnes de matières solides en suspension dans la mer, qui contiennent approximativement 30 tonnes de métaux lourds. Depuis 1912, cette usine a déversé plus de 13 millions de tonnes de matières solides en suspension. Cette pollution se voit à l’œil nu. En 1999, les Nations Unies ont classé le site comme étant l’un des dix plus pollués de Méditerranée. En tant que parlementaire, je ne demande pas que Solvay quitte Rosignano car Solvay créé de l’emploi local. Mais cet industriel doit remettre en état la zone et moderniser ses process. Cette usine est la seule du groupe à fabriquer du bicarbonate de soude sans avoir recours à ce qu’on appelle les meilleures techniques disponibles. C’est le cas en Bulgarie ou en Espagne. Pourquoi pas en Italie ? » interroge-t-il en français.

Le fonds activiste qui a « tué » Emmanuel Faber entre en action

En septembre 2020, un second acteur de poids entre dans la fronde : Giuseppe Bivona du fonds activiste Bluebell Capital Partners, basé à Londres. Un gros morceau. C’est en effet ce fonds qui a fait chuter début 2021 un Pdg star à l’issue d’un blitzkrieg activiste et médiatique : Emmanuel Faber, l’ancien patron de Danone…

Quand Bluebell avait lancé son assaut contre le dirigeant, le fonds activiste, alors l’allié objectif de certains membres du conseil d’administration de Danone, avait été rejoint par le fonds de pension américain Artisan Partners.  Fort de ce soutien, il avait multiplié les coups de boutoir contre Emmanuel Faber au nom de résultats boursiers insuffisants : lettres incendiaires au conseil d’administration, aux actionnaires, communiqués exigeant une refonte de la gouvernance du groupe, puis la fin des fonctions de directeur général de Faber, puis son éviction totale tout court. Le tout savamment orchestré par des fuites dans les médias qui plongent le groupe dans une profonde crise interne. Emmanuel Faber ne tiendra que trois mois sous le feu avant d’être sorti par son propre conseil d’administration dans des conditions humiliantes.

Contre Solvay, Giuseppe Bivona, réputé pour ses punchlines, affiche un discours officiellement désintéressé : « Moi, dans ce dossier, je travaille pro bono. Oui, je suis un activiste financier mais dans notre campagne contre Solvay, je ne gagnerai pas un centime. Chez Bluebell, nous avons lancé la campagne « One share » (une action). On entre au capital d’une société en acquérant une seule action et on dénonce ses pratiques environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) pour les faire évoluer dans le bon sens. Ce que je fais contre Solvay et son usine de Rosignano entre dans ce cadre. »

Giuseppe Bivona pousse cette logique militante à l’extrême et se présente même en chevalier blanc qui pointe l’hypocrisie de la communauté des investisseurs, accusée de faire vivre un lucratif « business ESG ». « Tout est fake ! Les grands fonds d’investissement affirment respecter des critères ESG. En connaissance de cause, ils investissent dans des entreprises qui disent respecter les critères ESG alors que c’est faux. Idem pour les agences de notation qui attribuent de bonnes notes à des sociétés qui mentent sur leur politique ESG ».

Une avalanche de plaintes contre Solvay

Cette alliance à priori contre nature entre le Mouvement 5 étoiles et un fonds activiste fait rapidement des étincelles. Pour commencer, les deux hommes, ainsi que des citoyens et une conseillère régionale du 5 étoiles, déposent une avalanche de plaintes contre Solvay. Pour « greenwashing » pour Giuseppe Bivona et pour des délits environnementaux liés aux rejets en mer ainsi qu’à une contamination des sols et des eaux souterraines pour les autres.

Ces derniers sont représentés par l’avocat Vittorio Spallasso. Un choix qui ne relève en rien du hasard. C’est en effet lui qui a obtenu la condamnation définitive de Solvay par la cour suprême italienne pour catastrophe écologique engendrée par les rejets d’une autre usine italienne du groupe, située à Spinetta Marengo, dans le Piémont.

Du côté de Bluebell Capital Partners, les méthodes demeurent peu ou prou les mêmes que celles employées pour déboulonner Emmanuel Faber : des missives allant crescendo envoyées à toutes les parties prenantes de l’industriel. En septembre 2020, il écrit au conseil d’administration de l’industriel belge pour demander la fin des rejets de l’usine de Rosignano dans la mer et une refonte des processus ESG de tout le groupe.

Trois mois plus tard, un article incendiaire est publié dans le Financial Time, bible de la planète finance, qui dénonce la pollution engendrée par Solvay à Rosignano. Dans la petite ville, Maurizio Marchi et ses amis en tombent presque à la renverse ! Chez Solvay aussi, probablement…

Le 11 mai 2021, Giuseppe Bivona perturbe l’assemblée générale des actionnaires de Solvay… en monopolisant la parole. « J’ai posé un total de soixante questions, dont certaines très techniques, sur la pollution de l’usine de Rosignano. Ca a obligé l’industriel à se justifier pendant deux longues heures devant tous les investisseurs » jubile-t-il.

Bluebell attaque la pédégère de Solvay

Puis, le 15 septembre 2021, Giuseppe Bivona franchit un cap. Il demande le départ de la Pédégère de Solvay en poste depuis 2019, la franco-marocaine Ilham Kadri. Elle est l’une des rares femmes au monde à occuper un poste de cette envergure.

« Je n’en peux plus ! Regardez son compte twitter : elle n’y parle que de développement durable, de critères environnementaux, sociaux, de bonne gouvernance. Mais dans les faits, il y a un fossé entre cette rhétorique et la réalité. J’ai longtemps espéré un signe ou une réponse de Solvay à mes actions précédentes. Je ne m’attendais ni à leur silence ni au fait qu’ils nient tout problème à Rosignano alors, oui, j’ai demandé le départ de Mme. Kadri pour faire bouger les choses » assume-t-il. « Pour l’industrie chimique, on voit Ilham Kadri comme l’équivalent d’Emmanuel Faber pour l’agroalimentaire. L’ESG ne peut pas -et ne doit pas- être utilisé par les CEO comme excuse pour détourner l’attention des performances du business ».

Giuseppe Bivona estime sans doute qu’il s’agit là d’une campagne de basse intensité au vu des problèmes judiciaires qui se profilent pour Solvay en raison de leurs pratiques environnementales. Et pas seulement en Italie. En novembre dernier, l’Etat américain du New Jersey a annoncé poursuivre le groupe pour avoir échoué à décontaminer une zone géographique où se trouve une usine qui a longtemps produit des composants toxiques. Et pour y avoir contaminé l’eau potable.

« Et encore, on ne sait pas tout » poursuit le dirigeant de Bluebell Capital Partners. « Même en France, des questions se posent sur les pratiques de Solvay. En me documentant sur Rosignano, j’ai découvert par hasard que cet industriel détient conjointement avec le groupe français Orano un important stock de thorium à La Rochelle. Personne ne sait dans quelles conditions exactement est stocké ce matériau hautement radioactif ni s’il y a une contamination de l’environnement ».

BlackRock reste de marbre

Mais Giuseppe Bivona n’est pas un militant écologiste et préfère se concentrer sur ce qu’il sait faire : l’activisme financier. Il sait que pour réitérer l’exploit de Danone, il doit convaincre au moins un actionnaire de poids de Solvay d’adhérer à sa cause. Seul, Bluebell n’est pas en mesure de faire plier l’industriel.

Il jette alors son dévolu sur le fond BlackRock, leader mondial de la gestion d’actifs et d’investissements avec près de 9500 milliards de dollars d’encours, et actionnaire de Solvay à hauteur de 3%. « BlackRock affirme que le développement durable figure à son agenda alors j’ai pris son Pdg, Larry Fink, au mot. Je lui ai écrit pour l’alerter sur le cas de l’usine Solvay de Rosignano. Hélas, chez les investisseurs, le niveau d’hypocrisie est très élevé quand il s’agit d’ESG… Mais je lui ai dit qu’il ne pourra plus se cacher » déplore-t-il.

Déchaîné, le co-dirigeant de Bluebell Capital contacte également des clients de Solvay pour dénoncer les agissements de l’industriel à Rosignano. « Oui, parfaitement. J’ai écrit au patron du groupe Saint-Gobain qui est un gros client de Solvay. On m’a répondu que Saint-Gobain prenait nos accusations au sérieux et poserait des questions à Solvay ».

Il rédige aussi une missive au groupe L’Oréal, autre client de l’industriel belge dont la pédégère Ilham Khadri siège de surcroît au conseil d’administration. « Là aussi, ils m’ont répondu qu’ils investigueraient le problème » révèle Giuseppe Bivona.

Avec du recul, il veut croire que son activisme porte ses fruits. Il en tient pour preuve que l’agence de notation financière MSCI, spécialisée dans les critères ESG, a dégradé la note de Solvay d’un triple A à un AA après avoir eu des contacts avec eux. « Mais surtout je pense que début 2021, le groupe s’est mis en ordre de marche pour se séparer à terme de sa division Soda Ash qui inclut l’usine de Rosignano. Ils savent que le business du bicarbonate de soude a fait son temps. En février 2021, Solvay a annoncé de façon surprenante qu’ils allaient créer une entité à part du groupe pour y loger l’activité Soda Ash. Dans notre jargon, on appelle ça un « carve out ». Quoi qu’on en dise, c’est la première étape pour se séparer d’un business et c’est le résultat de notre campagne activiste » exulte Giuseppe Bivona.

Une diplomatie feutrée mais efficace

Autre profil d’activiste, autres méthodes. Le député 5 étoiles Francesco Berti s’attache, lui, à politiser le problème de pollution à Rosignano et à en faire un enjeu diplomatique. Membre de la commission des Affaires étrangères du parlement, il active ses réseaux tous azimuts.

Lors du dernier trimestre 2021, le député rencontre successivement des diplomates italiens et belges qui manifestent un intérêt certain pour le sujet. Mais le principal fait d’armes diplomatique du jeune parlementaire reste à ce jour d’avoir convaincu en décembre dernier le rapporteur spécial des Nations Unies sur les substances toxiques et les droits de l’Homme d’enquêter sur les rejets de l’usine Solvay de Rosignano.

Ce dernier, Marcos Orellana, s’est en effet rendu en Italie du 30 novembre au 13 décembre 2021 pour une visite d’inspection de plusieurs sites industriels. Il n’a pas visité celui de Rosignano mais, surprise, lors de la conférence de presse de clôture de sa tournée, il annonce « avoir reçu des informations durant sa visite au sujet de la pollution créée par l’entreprise Solvay dans le Livourne, en Toscane. J’ai l’intention d’explorer ce sujet pendant la préparation du rapport ». Rapport dont la publication aura lieu courant 2022, probablement en septembre.

Le député Berti était parvenu à rencontrer secrètement Marcos Orellana à Rome, in extremis avant la fin de son séjour en Italie et à lui remettre de la documentation sur l’usine de Solvay.

Suite à cette conférence de presse, le parlementaire rencontrera de nouveau un diplomate belge. « Alors qu’il était réceptif lors de notre première rencontre, cette fois, il m’a conseillé de privilégier le dialogue avec l’industriel… Comme si je n’avais déjà pas tenté de le faire. Quand à la jeune diplomate qui l’accompagnait et qui ne connaissait pas le dossier, elle m’a conseillé de demander à Solvay de recruter un manager environnemental » s’énerve Francesco Berti.

Puis courant décembre, le député est contacté par la direction de Solvay Italie pour une rencontre. « Ils affirmaient être disponibles pour trouver une solution technique afin d’améliorer l’impact environnemental de l’usine. Mais, dans le même temps, ils ont soutenu que la solution existante portant sur la purification du processus chimique et industriel était l’excellence incarnée ! Et qu’aucune autre solution n’est possible. Je vais néanmoins les rencontrer de nouveau pour quand même chercher avec eux d’autres solutions. Le travail continue mais heureusement dans un cadre dorénavant surveillé par l’opinion publique et les Nations Unies » poursuit Francesco Berti.

La commission d’enquête parlementaire sur les crimes environnementaux saisie

Le député Berti a également effectué un signalement à la commission italienne baptisée EcoMafie. Il s’agit d’une commission d’enquête parlementaire sur les activités illégales liées au cycle des déchets et les infractions environnementales connexes et qui est dirigée par le député 5 étoiles Stefano Vignarolli. « Il existe deux commissions de ce type en Italie : une contre la mafia et une contre les crimes environnementaux. Toutes deux possèdent un pouvoir d’enquête élevé car elles peuvent ordonner des perquisitions ou forcer des tiers à communiquer des informations et des documents » précise-t-il.

Cette force de frappe ne semble toutefois pas effrayer l’industriel belge. Selon Francesco Berti, le patron d’EcoMafie a convoqué par écrit la pédégère de Solvay à Rome pour venir s’expliquer. Mais cette dernière n’aurait daigné ni répondre ni même accuser réception de sa convocation … « Elle a juste fait écrire un courrier par un responsable de Solvay en Italie mais n’est jamais venue » reconnaît, écoeuré, le député.

L’Etat italien aux abonnés absents

Ce constat illustre une fois de plus la faiblesse des Etats européens face aux multinationales. Pire, en Italie, le dossier de l’usine de Rosignano ne semble guère concerner le gouvernement qui figure aux abonnés absents. Il peine même à intéresser la Région Toscane qui, comme toutes les régions italiennes, dispose pourtant de larges prérogatives en matière d’environnement. C’est le constat dépité de la conseillère régionale 5 étoiles Silvia Noferi qui travaille en étroite collaboration avec Francesco Berti et Giuseppe Bivona pour dénoncer les pratiques de Solvay à Rosignano. Conseillère d’opposition, elle ne siège pas au gouvernement régional mais a des prérogatives de contrôle et de proposition de motions. « Dès que j’ai été élue en 2020, j’ai posé onze questions officielles à la Région sur le dossier Rosignano. Au vu des réponses, j’ai compris que tout le monde était parfaitement au courant de la situation mais que personne ne ferait rien ».

Pour tenter de faire bouger les lignes, le 3 mars 2021, Silvia Noferi dépose une proposition de motion afin de forcer Solvay à moderniser ses process industriels : assainissement de la zone aux frais de l’industriel, fin des rejets dans la mer, installation d’un dessalinisateur ainsi que d’un système d’épuration.

« Nous pouvons empêcher Solvay de polluer »

Hélas, cette proposition s’égarera dans les méandres administratifs de la Région. Alors Silvia Noferi revient à la charge et, le 22 novembre 2021, dépose une seconde motion, dédiée à la reconversion écologique du site cette fois. « Au nom de la transition énergétique que l’Italie devra bien un jour opérer, j’ai proposé la création d’un pôle toscan dédié à la fabrication et au stockage d’hydrogène. Dans ce cadre, pourquoi ne pas proposer de transformer l’usine de Rosignano en producteur d’hydrogène vert ? ».

Là encore, Silvia Noferi craint de ne pas obtenir gain de cause malgré une bonne surprise. « Il y a deux semaines, la motion de reconversion de l’usine de Solvay en usine de production d’hydrogène a été approuvée par la majorité des parlements de la région ! Hélas ce n’est qu’une proposition. Le gouvernement régional devrait la mettre en œuvre mais, n’étant pas obligé de le faire, je doute qu’il le fasse. Je reste toutefois convaincue que nous pouvons empêcher Solvay de polluer. Hélas, en matière de protection de l’environnement, la Région Toscane, c’est Jurassik Park !  Il n’y a que la justice qui puisse arrêter la pollution à Rosignano. La justice, il n’y a plus que ça qui fonctionne dans le pays. »  

La justice ouvre (enfin) des enquêtes préliminaires

Et dans ce dossier, contre toute attente, la justice a bougé. En effet, le procureur de Livourne a ouvert des enquêtes préliminaires suite aux plaintes déposées contre Solvay. Après l’activisme des militants écologiques locaux, l’activisme politique du Mouvement du 5 étoiles et l’activisme financier et actionnarial de Bluebell Capital Partners, un nouveau front, judiciaire cette fois, s’ouvre contre Solvay en Italie. Et de l’avis de tous, c’est celui qui pourrait lui coûter le plus cher. Bien plus que le coût d’une modernisation des process industriel de l’usine de Rosignano.

La parole à Solvay. La Clé des Champs s’est entretenue avec un porte-parole de Solvay qui a répondu par écrit à des questions envoyées par écrit.

La Clé des Champs : Solvay est accusé de polluer le littoral à Rosignano en déversant directement des rejets dans la mer. Or, Solvay affirme que ces rejets sont légaux. En quoi êtes-vous en conformité avec les règlementations européenne et italienne ?

Le document de référence de la Commission européenne pour les meilleurs techniques disponibles (BAT, pour Best available techniques) recense trois techniques acceptables pour éliminer les matériaux naturels inertes composés de poudre de calcaire, de gypse, de sable et d’argile résultant des cycles de production de carbonate de soude. Outre le rejet direct en mer, qui est privilégié pour les sites proches de la mer (où la dispersion des matières solides en suspension est possible), ailleurs dans le monde, Solvay utilise des bassins de décantation et des canalisations. Le choix de la technique d’évacuation retenue à Rosignano se justifie par les caractéristiques spécifiques des lieux et le respect des BAT. Pas par rapport aux coûts.

Comme le confirme le permis IPPC (Integrated pollution prevention and control) récemment renouvelé pour les installations de Solvay à Rosignano, le rejet direct en mer par un canal ouvert est considéré comme la meilleure technique disponible pour les deux raisons suivantes :

  • Les courants sous-marins font que le calcaire ne s’accumule pas mais se dépose plutôt uniformément sur le fond marin.
  • Le calcaire qui reflue sur le rivage et la plage joue un rôle important dans la stabilisation du littoral et la lutte contre l’érosion.

Ces faits sont confirmés par des études indépendantes réalisées à la suite du précédent permis IPPC attribué en 2015. Ces études ont été reconnues dans le nouveau permis daté du 20 janvier 2022.

La Clé des Champs : Vous dites que les reflux de calcaire stabilisent le littoral. C’est-à-dire ?

L’érosion est un problème important sur la côte toscane. En réalité, de nombreuses municipalités utilisent maintenant du sable dragué au fond de la mer ou provenant de carrières pour entretenir leurs plages et limiter l’érosion.

A ce titre, nous mentionnons la citation du professeur Mario Sprovieri, directeur de l’IAS-CNR à la Rai1 (chaîne de télévision italienne) en septembre 2019 : « mes études confirment ce que Solvay a rapporté : les dépôts sur la plage de Rosignano ainsi que sa couleur blanche résultent du calcaire rejeté par Solvay du fait de sa production de carbonate et de bicarbonate de sodium. (…) Si on ferme le site de Solvay à Rosignano que se passera-t-il ? (…) La réponse est que si Solvay n’arrête que 50% de ses activités, les plages seront érodées en très peu de temps. »

La Clé des Champs : Est-ce que Solvay a étudié la possibilité de construire des bassins de décantation à Rosignano ? Ces derniers éviteraient les rejets directs en mer. Si oui, où pourraient-ils être installés et seraient-ils viables économiquement ?

Les bassins de décantation des solides en suspension pour une usine de carbonate de soude comme celle de Rosignano devraient occuper une superficie d’environ 170 hectares et avoir des berges d’une hauteur comprise entre 25 et 40 mètres. Or cela poserait un problème pratique, en plus de ne pas résoudre le problème de l’érosion de la côte.

En guise de référence, voici ce qu’a déclaré le maire de Rosignano, Daniele Donati, au quotidien « La Nazione » le 26 janvier dernier : « des bassins de décantation auraient pu être utilisés à la place des rejets en mer mais l’impact aurait été plus important pour le territoire. Nous avons été impliqués dans le processus d’autorisation en tant que collectivité locale et le suivi des émissions est essentiel. Nous donnons donc un avis positif sur le renouvellement (du permis IPPC) car toutes les procédures sont respectées. »

La Clé des Champs : Entre 2018 et 2020, Solvay a déversé dans la mer 688 000 tonnes de solides en suspension contenant 88,7 tonnes de métaux lourds sous forme de particules mesurant à peine quelques microns. Est-ce que ces particules ne risquent pas de se retrouver dans la chaîne alimentaire après avoir été ingérées par les poissons ? Avez-vous effectué des études scientifiques dans ce sens ?

Le calcaire, comme de nombreux autres types de roches ou de pierre, contient naturellement des traces de métaux lourds mais ceux-ci restent emprisonnés à l’état solide dans le calcaire. Cela signifie que les traces naturelles de métaux lourds incrustées dans le calcaire ne se dissolvent pas naturellement et ne peuvent donc pas être nocives pour les organismes vivants, y compris les personnes et les poissons. Une étude de l’IAMC-CNR confirme « l’absence d’impact spécifique visible sur le biote dérivant des rejets de Solvay ».

La Clé des Champs : Confirmez-vous qu’Ilham Kadri, CEO de Solvay, a reçu début 2021 deux courriers du président de la commission parlementaire italienne EcoMafie et qu’elle n’y a pas répondu ?

En ce qui concerne l’invitation du président de la commission environnementale au parlement, M. Vignaroli – qui est membre du parti M5S – il est important de noter qu’il s’agissait d’une invitation personnelle et non d’une invitation officielle de la commission. Solvay a néanmoins répondu à ses courriers et lui a proposé à deux reprises de rencontrer le président de Solvay Chimica Italia S.p.A, notre responsable en Italie.

La Clé des Champs : Le 13 décembre dernier, le rapporteur spécial des Nations Unies sur les substances toxiques et les droits de l’homme, qui a inspecté des sites pollués en Italie en décembre 2021, a mentionné deux sites de Solvay dans sa conférence de presse de fin de mission : ceux de Rosignano en Toscane et de Spinetta Marengo dans le Piémont. Solvay est la seule entreprise à être mentionnée deux fois ! Quelle est la réaction du Groupe ?

Solvay prend note de la mention de deux de ses installations en Italie dans la déclaration du rapporteur spécial de l’ONU après sa visite en Italie en décembre 2021.

Nous respectons le travail du OHCHR et le rôle du rapporteur spécial. Nous l’avons contacté pour solliciter un rendez-vous afin de lui dépeindre précisément la situation sur les deux sites, corriger les informations trompeuses et partager les faits et les preuves scientifiques de nos engagements en matière de développement durable dans le cadre de notre feuille de route Solvay One Planet. Nous ne doutons pas que cela sera utile au Rapporteur pour la rédaction de son rapport final.

La Clé des Champs : En septembre 2021, Giuseppe Bivona, l’un des dirigeants du fond activiste Bluebell Capital Partners, a publiquement appelé à la démission de la Pédégère de Solvay, Ilham Kadri. Quelle est la réaction de Solvay ?

Ilham Kadri bénéficie du soutien total du conseil d’administration ainsi que du principal actionnaire de Solvay, Solvac, des salariés et des syndicats. Lors de la dernière assemblée générale, les actionnaires ont largement voté en sa faveur en tant que CEO (96,45%).

Le 15 septembre dernier, Nicolas Boël, président du conseil d’administration de Solvay, a réitéré le soutien du conseil : « Ilham Kadri a le plein soutien du board comme CEO. Depuis sa nomination en 2019, elle a pris des mesures décisives pour façonner la stratégie de l’entreprise et aligner son portefeuille sur les puissantes tendances en matière de durabilité, tout en mettant en oeuvre un nouveau programme de durabilité ambitieux, Solvay One Planet. En conséquence, Solvay respecte son engagement à créer de la valeur pour les actionnaires, les clients et toutes les parties prenantes. »

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